Vernis craquelé

(à propos d’Eclat du fragment de Bai Chuan)

Un jour, je classerai les écrivains en fonction de la texture de leur peau d’écriture. Il y aura les diaphanes, les soyeux, les moelleux, les poreux, les vernissés, les vieux cuirs, les rugueux, les raboteux, les rocailleux…
Et je consacrerai une étude spéciale à Éclat du fragment de Bai Chuan : l’originalité de ce livre tient à ce que l’auteur s’efforce d’enduire son texte d’une laque qu’il s’emploie simultanément à faire sauter.

Bai Chuan, Eclat du fragment et autres sanwen, , l'Amourier éditions, 2002

Bai Chuan, Eclat du fragment et autres sanwen, l’Amourier éditions, 2002

Bai Chuan est le pseudonyme chinois d’un auteur écrivant en français et disant être le produit d’une double culture. Un des intérêts du livre est d’ailleurs de s’inscrire dans un genre littéraire chinois, le sanwen, ensemble de proses brèves d’une composition très libre et à la croisée des genres : essais « à sauts et gambades », souvenirs de famille, portraits, récits de voyages, simples impressions.
Si l’on peut encore, avant d’ouvrir le livre, prendre le mot “éclat” dans le simple sens d’« intensité lumineuse », un coup d’œil sur la table des matières nous tire vers d’étranges redondances.

Le livre est composé de trois parties intitulées Éclisses, Éclats (au pluriel cette fois), Esquilles.

L’éclisse  ̶  où l’on entend lisse  ̶  désigne les flancs vernis d’un instrument de musique, mais aussi un éclat de bois, et un bandage pour maintenir un os fracturé. L’esquille, provenant du grec skhizein, fendre (racine du mot « schizophrénie »), est également un copeau de bois, ou le petit fragment qui se détache d’un os fracturé.

Et on observe dans le livre la présence d’une fracture à la fois pansée et mise à nu.

Un texte de la première partie nous livre la manière dont le narrateur, relatant son expérience de professeur de langue, aime à faire couler les mots de sa bouche pour les glisser dans celle de ses élèves avec la sensualité d’un dégustateur de vin :

Il y avait de l’onctuosité dans ma bouche, quelque chose qui étirait sa chaleur autour de la langue, tendait une toile sonore sur laquelle les mots glissaient doucement.

La dernière phrase du fragment est : « Je crois ou j’espère écrire de même ».

Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Dans un texte de la fin, le narrateur révèle un viol qui l’a profondément meurtri dans son adolescence. Et en relisant tout le livre on s’aperçoit nettement que des traces de blessure étaient là depuis le début dans la texture de certaines phrases soudain craquelées par une expression hirsute. Ce qui donne au lecteur un sentiment de malaise, c’est que la peau de ces phrases se hérisse sans raison apparente de mots rares ou stridents qui éraflent les évocations les plus sereines, comme si une bête  tapie dans l’ombre ne demandait qu’à se manifester. Dans le fragment intitulé “Notes de voyage », par exemple, où le narrateur visite  Prague avec un ami, les mosaïques vues dans un musée demeurent dans sa mémoire “d’imprécises silhouettes animales rehaussées d’un jaune vif et griffu ». Le fragment « Un palais d’été », qui retrace le séjour du narrateur dans un château français du XVIIIème, commence par un mot rare et dur, une comparaison cruelle et un adjectif substantivé précieux pour décrire deux cygnes sculptés sur le fronton de pierre :

Cruentés de mousse jaunâtre, comme un épanchement de lymphe sur une plaie où le sang aurait fait pousser avec anarchie le parasitaire de ses caillots vermillon (…)

Il y aurait bien d’autres éléments à observer, mais je voulais juste mettre ici en évidence la singularité de ce texte qui fait ce qu’il ne dit pas tout de suite, s’enfonçant en nous par petites échardes et nous menant, sans le formuler explicitement, vers une fracture que l’écriture recouvre d’une « toile sonore », ouvre, et finalement contient.

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