Sur “Gens de Beauce”, de Gaëlle Obiégly

Gaëlle Obiégly conjugue la brutalité et la délicatesse. Je l’ai d’abord remarqué avec Gens de Beauce, livre travaillé, réfléchi, élaboré d’un côté ; direct, sans vernis, sans apprêt de l’autre.

Le personnage principal du roman, Jeanne M., née en 1950, est très probablement inspiré de la mère de l’auteur sans que cela soit dit, comme si Gaëlle Obiégly, entrant dans l’armoire maternelle, reniflait et revêtait en cachette les vêtements de cette femme dont elle décrit et imagine la vie, les pensées, les sentiments et les sensations les plus intimes. Le récit strié d’ellipses est mené à la troisième personne, et sa beauté tient à ce que son auteur se situe à la fois dedans et dehors, plutôt dedans que dehors, dans une atmosphère d’empathie teintée d’inquiétante étrangeté. Voici par exemple comment elle décrit W, le futur mari de Jeanne M. : “W. se change en une boule, comme une grosse tête dont un œil seulement reste ouvert. Aux aguets. » Humain ? Animal ? Chose ? On frôle le fantastique sans y  pénétrer et c’est encore plus mystérieux.

Une question que je me pose ces derniers temps est : pour qui écrit-on ? Non dans le sens de : « pour quel destinataire, quel public », mais : « à la place de qui » (comme Artaud disait : « J’écris pour les analphabètes, j’écris pour les idiots »).

Lorsque je lis dans Gens de Beauce :

Jeanne M. parle une langue amputée, celle de ses parents. On ne nomme pas tout du monde. La chair, sauf si elle se mange, est imprononçable. Femme n’existe qu’en synonyme d’épouse.

Et quand un peu plus loin je lis, seule phrase sur une seule ligne d’une page blanche :

Cuisses, rien que le mot

j’aime imaginer que Gaëlle Obiégly, interrogeant cette existence modeste, un peu honteuse, parle à la place de Jeanne M. :

Fausse douce, insaisissable, petit animal, avec son visage de muette.

Parler, lire, écrire à la place de Jeanne Maman ?

Tout ce que Jeanne M. n’a pas lu et qui semble pourtant inspiré d’elle. Est-ce que les écrivains s’immiscent dans les ventres, dans certains ventres ?

Jonas et la baleine, vitrail de l’église Saint-Aignan à Chartres

Gaëlle Obiégly aime les gros ventres : « Les gens très gros m’émeuvent, ils me donnent la nostalgie, je voudrais aller à l’intérieur d’eux ». Ventres maternels ou zones de repli propres à l’écriture comme les W-C du roman n’être personne (que l’on peut lire, bien sûr : “naître personne”).

Obiégly n’aurait pas été malheureuse non plus avec Gavroche et les petits orphelins dans le ventre de l’éléphant de la Bastille. Son écriture a quelque chose de vagabond et d’orphelin.

(A suivre)

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