Feuilles et plumes de Virginia Woolf

Très émouvants sont les passages du Journal de 1918 où Virginia Woolf parle de ses outils d’écriture.

Il y a par exemple celui-ci, daté du mardi 17 décembre, dans l’effervescence de l’après-guerre :

Si j’achetais un bloc avec feuilles détachables peut-être pourrais-je saisir au vol beaucoup plus de pensées vagabondes. Sans doute n’est-ce là qu’une illusion, mais ce qui est du domaine de l’esprit est bien souvent gouverné par l’illusion.

On pourrait renchérir : oui, c’est une illusion, car les feuilles détachables s’égarent et traînent partout, presque aussi volatiles et vagabondes que les pensées qu’elles ont saisies. Ce qui est du domaine de l’esprit est gouverné par l’imprévisible, Pascal nous l’a dit : “Hasard donne les pensées, et hasard les ôte. Point d’art pour conserver ni pour acquérir.  Pensée échappée. Je la voulais écrire. J’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée.” (Pensées, L.G., 473).

Manuscrit de “Mrs Dalloway” (je n’en ai pas trouvé du “Journal”)

Mais la notation qui me touche le plus est celle-ci :

Jeudi 24 octobre
Les plumes d’acier s’abîment si vite qu’après avoir essayé de mon mieux d’en tailler une et de la limer, j’ai dû me rabattre sur un stylo Waterman bien que je les tienne en profonde méfiance et me refuse à leur reconnaître la faculté de traduire les pensées les plus nobles et les plus profondes. Oui, aujourd’hui, j’ai plus d’assurance pour parler de moi-même comme d’une personne noble et profonde. Je puis me présenter au Parlement, y remplir une fonction et devenir en tout point semblable à Herbert Fisher, pourquoi pas?

Note de mon édition, après le mot “Parlement” : “Corollaire au droit de vote accordé en mars 1918 aux femmes de plus de trente ans, la Chambre des communes, le 23 octobre,  (la veille de cette page du Journal) vota une loi permettant aux femmes d’êtres élues au Parlement.”


A trente ans, en 1918 et en Angleterre, une femme devient une personne « noble et profonde », pendant qu’en France, comme sur cette photo, des femmes de tous âges fabriquent des obus et cultivent les champs.

Elles n’obtiendront le droit de vote que le 21 avril 1944 (après la Birmanie et l’Ouzbékistan, paraît-il), et voteront pour la première fois en 1945.

J’ai pensé à ces femmes robustes du siècle passé en voyant l’autre jour à la télévision les infirmières et brancardières qui portaient les lits médicalisés des malades du Covid vers un TGV.

P.S. La marque de stylos Montblanc, prestigieuse, luxueuse, “noble et profonde”, a aujourd’hui dans sa gamme un modèle appelé “Virginia Woolf”. Je ne suis pas sûre qu’elle aurait apprécié.

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2 réponses à Feuilles et plumes de Virginia Woolf

  1. robinet dit :

    “noble et profonde” c’est émouvant et étrange de constater les évolutions de la langue.On n’oserait plus parler ainsi. Peut-être que la noblesse se perd? (pas la tienne..).
    Très belle photo de ces femmes et beau rapprochement avec les infirmières d’aujourd’hui. Mères courage!

    Un abrazo

    Jacques

    • C’est toujours une joie pour moi de découvrir tes commentaires. En effet, on n’entend plus beaucoup “noble”. Peut-être davantage en anglais ? J’en doute. J’ai ajouté à mon 4ème paragraphe une citation de Pascal qui m’est revenue en mémoire et que j’aime beaucoup : “Hasard donne les pensées…”
      Un abrazo.
      P.S. Je découvre par le Facebook de Renaud le beau livre que vous avez fait ensemble en 2000.

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