Mon amie Marie-Paule citait l’autre jour un passage de Sonietchka, nouvelle de Ludmilla Oulitzkaïa :
Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu’à la dernière page du livre (…) Les nobles souffrances de Natacha Rostov au chevet du prince André mourant avaient la même authenticité que le chagrin déchirant qu’éprouva sa soeur lorsqu’elle perdit sa petite fille de quatre ans…
Oscar Wilde disait que la mort du Lucien de Rubempré de Balzac était le plus grand drame de son existence (jusqu’à ce que, remarque Proust, la vie lui distribue des chagrins bien plus cruels). Ai-je jamais lu de cette manière ? Peut-être « tombais-je en lecture » dans l’enfance et l’adolescence, mais je ne me reconnais plus aujourd’hui dans ces lecteurs qui abandonnent le monde pour se jeter dans des personnages.
J’ai toujours du mal à entrer dans un livre et à me concentrer ensuite sur ce que je lis. Mon attention se dissipe et il n’est pas rare que je doive reprendre le même paragraphe trois ou quatre fois. D’autres abandonneraient mais je ne sais pas pourquoi je m’accroche. D’ailleurs, je relis mieux que je ne lis. Enfant, les auteurs que je désirais le plus découvrir étaient ceux de mes dictées, après que j’avais accompli le triple travail qui consistait à écouter, copier, relire tout haut et tout bas. Plus tard, j’ai exercé un métier qui exigeait de réétudier les mêmes œuvres et je ne me suis jamais ennuyée à reprendre L’Avare ou Les Fleurs du Mal. Je n’avais absolument pas l’impression de radoter comme certains parents d’élèves semblaient le suggérer (« quoi, encore des classiques »). Combien de fois Michel Butor a-t-il relu La Comédie Humaine avant d’en tirer les trois tomes de ses Improvisations sur Balzac ?
Les voix de Molière, de Baudelaire et d’autres m’ont façonnée autant que celle de maman, et aussi longtemps que j’aurai des yeux je n’en finirai pas de les retrouver, de me les incorporer et de les croiser avec des voix plus récentes pour en entendre les résonances.
Et voici que je tombe hier soir sur ces phrases de Gérard Macé :
Un des grands plaisirs de la lecture nous est offert, quand le livre s’ouvre de lui-même à la bonne page. Par chance, quand il s’agit d’un livre qu’on découvre, et nous accueillons alors avec faveur cet heureux hasard, quand nous n’éprouvons pas le besoin d’interpréter. Par habitude quand c’est un livre déjà lu, dont le dos se souvient de notre présence insistante, d’une attention plus soutenue à tel endroit, du poids de notre corps sur tel passage, et qui s’ouvre donc en retrouvant un pli de notre mémoire, dont certains objets sont les gardiens tutélaires ou les dieux lares (p.88).
Peut-on mieux le dire ?
qu’est-ce que c’est agréable d’être ainsi nommée et de voir une de mes lectures servir de point de départ à une réflexion sur la lecture. Merci Nathalie