Ruben et Ribera

Il est fréquent qu’un écrivain exerce une influence sur notre manière de voir des tableaux dans une exposition. Difficile, par exemple, de regarder aujourd’hui La Vue de Delft de Vermeer sans penser à la mort de Bergotte dans La Prisonnière de Proust.

Mais ces rapprochements peuvent être aussi plus inopinés. Je venais de lire en décembre  le récit intitulé Oncle Ruben, dans Les Liens invisibles de Selma Lagerlöf (voir ci-dessous le billet du 11 janvier), et mon imagination en était imprégnée quand je suis allée voir au Petit Palais à Paris l’exposition du peintre espagnol Ribera.

Dans une des premières salles, ce tableau peint en 1616, représentant Saint Pierre et Saint Paul, contient un élément singulier. Entre le bas du parchemin déplié tenu par les deux saints  et la tunique jaune de Saint Pierre, on aperçoit une tête grise de bébé à l’envers.

Un cartel explique que le peintre s’est resservi d’une toile « sur laquelle il avait déjà esquissé une autre œuvre. Avec le temps et l’altération des couches picturales, la composition sous-jacente d’un visage d’enfant tête en bas est réapparue. »
Peut-être cette toile recouverte était-elle une ébauche de Massacre des Innocents, ou bien du Jugement de Salomon que j’ai vu dans une des salles suivantes  ? Le bébé qui gît sur le sol a une teinte grise assez similaire. Un autre, à droite, a la tête en bas.

Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire aussi : “Les personnages peints par Ribera (ou Ribera lui-même) ne seraient-ils pas habités par un enfant mort qui apparaît où bon lui plaît et s’interpose dans leur dialogue sacré ? Un frère aîné ou un oncle Ruben comme celui qui hantera près de trois siècles plus tard ceux de Lagerlöf à l’autre bout de l’Europe ? Et puis… quel spectre de dragon révèle cette patte grisâtre et griffue à droite du trône de Salomon ?”

Et le ténébrisme de Ribera mâtiné de mythologie nordique a pris ce jour-là pour moi un caractère fantomatique assez inquiétant.

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Les liens invisibles

Avant que mon souvenir de ce beau livre ne se dissolve dans les bruines de l’hiver, quelques mots sur l’ensemble des vingt récits qui constituent Les Liens invisibles de Selma Lagerlöf (1858-1940).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les liens invisibles, ce sont, bien sûr, les relations implicites qu’entretiennent les personnages : ébauches d’amour, de peur, de haine… qui trouveront ou ne trouveront pas une concrétisation. Non loin de là, des êtres fantastiques exercent leur influence impalpable : nymphes, trolls, sorcières, en particulier les nuits de Noël où le Cheval des Ténèbres gratte du sabot le sol gelé du cimetière.

Car ces liens sont souvent ceux des morts avec les vivants : dans Le Portrait de mère, un visage revêche sort de son cadre pour intimer à Mattsson l’ordre de se marier. Dans Oncle Ruben, le petit Ruben mort accidentellement hante sa mère, ses frères et sœurs, puis les enfants de ses frères et sœurs qui finissent par ne plus supporter son poids :

Oncle Ruben apparaissait où bon lui plaisait. Oncle Ruben avait toujours le même âge que celui dont il voulait perturber la tranquillité.

Ils se révoltent contre ce tyran invisible. Malheureusement, dès qu’ils seront adultes et auront des enfants à élever ils seront persuadés de l’utilité et de la nécessité du grand homme (…) Et il en sera ainsi aussi longtemps que durera le monde.

Mais les fantômes peuvent aussi s’effacer. En été, une petite abeille sur un rosier grimpant sait créer avec nous des liens aussi forts que discrets.

Et il n’était point besoin de grands événements pour nous rendre heureux. Une fleur ou un oiseau pouvait nous procurer de la joie pour plusieurs heures, sans parler de l’abeille tapissière. Jamais je n’oublierai la profonde joie qu’elle me permit de ressentir.

Les dernières paroles de la petite abeille ‒ qui sont aussi les dernières du livre écrit en 1894  ‒ nous disent :

Oh, je sais bien que les araignées guettent et que les scarabées sont à l’affût, mais j’ai pour moi un travail agréable et une insouciance encourageante. Oh toi, belle vie, merveilleuse existence !

Lagerlöf nous encourage à aimer l’année qui débute. Malgré les araignées, les scarabées et les oncles Ruben.

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Robes de chambre

Quand une cousine de mon âge est venue dormir chez moi récemment et qu’elle m’a vue dans ma bonne robe de chambre écossaise, elle s’est exclamée : « Oh, c’est comme quand on était petites ! Plus personne ne met de robe de chambre ! »

Bien que j’aie acheté la mienne il n’y a qu’un an chez Monoprix, je me suis aperçue qu’en effet, les robes de chambre figurent moins souvent qu’avant sur les sites de lingerie nocturne. On en présente encore quelques-unes, en polaire notamment, mais elles n’ont plus rien à voir avec nos robes de chambre matelassées du siècle dernier.

J’ai alors relu Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre, écrit en 1768 :  une riche donatrice de l’Encyclopédie, Madame Geoffrin, venait d’offrir à Diderot une robe de chambre flambant neuve en même temps qu’un renouvellement du mobilier de son cabinet de travail qu’elle jugeait vétuste et bohême. Ceci n’a pas enchanté le philosophe qui regrette sa chère vieille robe de chambre :

Pourquoi ne pas l’avoir gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. (…) Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc.

Des commentateurs font de ce texte un pamphlet contre le luxe et un éloge de la fidélité à soi-même. D’autres, comparant Diderot à Chardin et son Autoportrait aux bésicles, soulignent que c’est sous la protection de l’habit d’intérieur que s’effectue le travail intellectuel, la robe de chambre faisant oublier le corps pour mieux libérer l’esprit.

Oui, mais s’il s’agit d’ériger une statue ? Peut-on exposer sur une place publique un grand intellectuel en robe de chambre ?

Une exposition du musée Rodin à Paris, Corps in-visibles, réalisée par Marine Kisiel, aborde actuellement cette question en montrant les étapes de la création du plâtre intitulé l’Etude de robe de chambre pour Balzac.

En 1891, Rodin reçoit de la Société des Gens de Lettres la commande d’un monument à Balzac, mort en 1850. Rodin se documente fébrilement : il trouve en Touraine un charretier qui ressemble au romancier et qu’il fait poser pour lui ; il consulte le tailleur de Balzac encore vivant, René Pion, et lui fait retailler un costume aux mensurations du romancier.

Oui, Balzac est corpulent, et la Société des Gens de Lettres refuse toutes les propositions du sculpteur pour un monument qu’elle juge « choquant, difforme ». Après des années de tâtonnement, Rodin aboutit à cette Étude de robe de chambre. Après tout, Balzac avait déjà été représenté en robe de moine.

 Le corps réel du grand Balzac dérange ses contemporains ? Draper une robe de chambre sur un corps absent est le subterfuge que trouve Auguste Rodin pour le rendre acceptable, dit Amélie Simier, directrice du musée Rodin.

Définitivement refusé par ses commanditaires, le monument ne sera jamais érigé du vivant de Rodin. La statue que l’on voit aujourd’hui dans le jardin du musée Rodin et sur le Boulevard Raspail n’a été fondue en bronze pour la première fois qu’en 1935, dix-huit ans après la mort de Rodin.

Au-delà de Balzac et de la grossophobie des gens de Lettres, l’exposition Corps in-visibles nous interroge sur les corps acceptés et acceptables dans l’espace public. Nous y sommes sensibles, en notre siècle de tags et de déboulonnages, et ceci me renvoie à un billet écrit par ma patte en novembre 2022, à propos de certaines réalisations  “statuoclastes” du plasticien colombien Iván Argote :

https://patte-de-mouette.fr/2022/11/22/statuoclastie/

Le billet est suivi d’un échange de commentaires avec Jacques Robinet.

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Humeurs de décembre

Photo Yan Ziwei

Au marché, dans la queue, un vieillard : de sa narine broussailleuse pend une goutte de plus d’un centimètre, brillant au soleil levant comme une stalactite de glace. Sa voix est aussi tremblante que sa goutte. Je renifle un peu fort. Une femme derrière moi s’essuie le nez. Rien n’y fait.

Avenue de la République, une jeune fille, de dos : sa chevelure dorée et bouclée descend jusqu’à sa taille. Maintenant je la vois de profil. En larmes. Un jeune homme lui parle doucement, peut-être pour lui dire qu’il s’en va, peut-être pour la consoler de celui qui s’en est allé.

De retour chez moi je refais le monde, comme dirait ma tante Marie : en 2025 les vieillards devront se moucher et les jeunes filles arrêter de pleurer.

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Sources

La Nuit des sources est le titre du premier livre posthume de Jacques Robinet. Le mot posthume sonne bizarrement, tant Jacques nous a donné l’habitude de toujours resurgir, extraordinairement vivant dans les mots mêmes qui disent l’approche de la mort.


J’ai lu ce livre sans chercher à l’analyser mais plutôt comme j’écoute une conversation, car Jacques Robinet a une plume accueillante. Même voix, même coulée de parole quand il écrit et quand il parle. Ce n’est pas le cas de tous les écrivains : je pense par exemple à Nathalie Sarraute, très accueillante aussi, mais dont le discours oral, clair et net, était dépourvu des points de suspension qui caractérisent son écriture. Quand je lis Jacques Robinet, c’est comme si je l’entendais parler de sa voix égale et douce, bien que le contenu de son discours évoque régulièrement des contradictions, des orages, des deuils et des ruptures douloureuses, suivis d’émerveillements devant la beauté du monde :

J’aimerais devenir l’épistolier du vent qui se confie aux arbres. Je relève tout de leur étonnant langage : les longues phrases sans virgules, les points d’arrêt, et ceux qui sont suspendus comme des soupirs (p. 95).

La conversation de Jacques Robinet contient une écoute du silence et du soupir des êtres. Elle me ramène aussi à sa mère, Carmen, à qui est dédié un livre publié aux éditions de la Coopérative en 2018 : Un si grand silence. Car l’exergue en est une phrase de Jean de La Croix où apparaissent  les deux mots du dernier titre :

Je suis la source qui jaillit et fuit
Malgré la nuit.

J’ai bien connu Carmen Robinet quand j’étais enfant. Son rythme de parole ressemblait un peu à celui de Jacques mais il contenait, sous une volubilité chaleureuse, le « si grand silence » mélancolique de beaucoup de nos mères.

J’ai souligné certaines phrases de La Nuit des sources :

Si j’écris encore, que ce ne soit pas en quête de je ne sais quel assentiment extérieur. Ne pas écrire pour être lu, mais pour descendre au plus profond du silence en moi, qui n’est pas un gouffre angoissant mais un accueil (p. 46).

Descendre vers les sources qui accueillent la nuit.

 

 

 

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De andar por casa

Il m’arrive de profiter de ce blog pour tenter de résoudre mes problèmes de traduction et je n’ai jamais été déçue de vos suggestions !

Il s’agit aujourd’hui d’un poème d’Estela Puyuelo intitulé Eva : une nouvelle Ève, délivrée de tout péché originel, aime déambuler seule chez elle, nue ou dans sa vieille robe de chambre de feutre. La fin du poème dit :

(…) paseo como Eva/en el paraíso de andar por casa.

Ce qui donne en français :

je me promène comme Eve /au paradis du…

Littéralement « andar por casa » signifie « marcher, se promener dans la maison ». Mais l’expression « de andar por casa » qui s’applique à des vêtements de tous les jours, des repas sans tralala, des pantoufles un peu avachies ‒ bref, à tout ce qui est familier, ordinaire ‒ n’a pas d’équivalent direct.

J’ai mis d’abord : « au paradis du sans apprêt », mais c’est plus sophistiqué en français qu’en espagnol. Puis, dans un moment d’égarement ravi (comme il s’en produit quand on croit avoir résolu un problème), j’ai remplacé par : « au paradis des pantouflards »…

Surtraduction frisant le contresens : « pantouflard » a une connotation péjorative tout à fait absente du texte espagnol. Je suis donc revenue à « sans apprêt », après avoir essayé : « de l’ordinaire », « du sans-façon », « de tous les jours ».

À moins que : « au paradis des casaniers », ou « des sédentaires »… ?

Si l’un d’entre vous trouvait mieux, ma reconnaissance serait grande !

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Deux notes acidulées

Restons encore un peu avec Hélène Hoppenot.

Autre histoire de dédicace…

…trouvée également dans son Journal (26 janvier 1950). La fille et le gendre de Paul Claudel, Marie et Roger Méquillet, apportent à André Gide leur exemplaire de la correspondance Gide-Claudel pour qu’il la dédicace :

« En ouvrant le livre, Gide vit que sur la page de garde, Claudel avait déjà écrit la sienne : À mes chers enfants, en leur demandant pardon de la compagnie…  Gide – du moins le dit-il – eut un sourire et écrivit en dessous : Avec mes excuses, Gide. »

Hélène Hoppenot ajoute sévèrement qu’il aurait pu trouver une phrase moins plate et plus cinglante pour Claudel et pour ce couple de mufles. Mais il me semble que cette ironie de Gide ne manque pas d’élégance.

Surtourisme

Photo: Clara Margais/dpa (Photo by Clara Margais / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)

On a parlé l’été dernier d’habitants des Baléares ou d’autres lieux touristiques qui pour plusieurs raisons avaient fini par bloquer leur ville aux touristes.

En 1951, Hélène Hoppenot, qui est également une voyageuse et une photographe, se plaint en Grèce de la confusion dans l’organisation des transports et des visites, et dit le 7 mai : « Il faudra que la Grèce fasse de grands efforts pour attirer les touristes ».
Mais le lendemain elle dit : « Dernière visite à l’Acropole. J’y trouve, hélas, deux ou trois cents enfants d’une école grecque et des touristes trop voyants. »

Et une idée reçue à la manière de Flaubert se glisse insidieusement en moi : « Touriste : toujours trop voyant ».

 

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A propos de dédicaces…


Voici une anecdote que je viens de lire dans le Journal D’Hélène Hoppenot, 31 décembre 1946.

Georges Bernanos est reçu à l’ambassade de France à Bruxelles et l’un des membres de la famille Brugère* le prie de lui dédicacer un livre. Bernanos s’aperçoit, horrifié, qu’il ne se souvient plus du nom de ses hôtes et, pour s’en tirer, il dit : « J’orthographie toujours les noms de travers… » Et l’ambassadeur répond : « Beaucoup de gens écrivent le mien -“gaire” (g-a-i-r-e), mis c’est “-gère” qu’il faut mettre. Sans plus d’hésitation, Bernanos écrit « À M. et Mme Gère ».

* Nom de l’ambassadeur

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Une petite gaieté

Je crois que je suis en train de retrouver une petite gaieté, celle qui me pousse à écrire des choses courtes et frétillantes.

Je prends d’abord la résolution d’arrêter de me dire : “Je suis la plus vieille de ce wagon de métro, de ma bande de soeurs, de-ceci-de-cela”. Penser à Lichtenberg: “Rien ne rend plus vieux que d’avoir sans cesse à l’esprit l’idée qu’on vieillit”. (Et il ajoute : “Je le sens bien en moi-même ; cela fait partie de ma production de poison”. Lichtenberg est mort en 1799, à 53 ans. C’est pour nous, la deuxième force de l’âge…)


Peut-être suis-je redevenue frétillante grâce à la lecture de là où je n’écris pas, le dernier livre  de Christiane Veschambre. Non qu’elle le soit elle-même – je la dirais plutôt frémissante – mais parce que chacun de ses livres cherche à rejoindre une certaine zone de mutisme en elle, et que c’est vivant. On retrouve ici le questionnement de Basse langue (2016), mais le texte se fait de moins en moins discursif. Le on se substitue volontiers au je et le vers à la prose :

qui continue d’écrire
là où on n’écrit pas ?
qui vit
là où l’angoisse
s’étire
libre occupante
toute résistance résorbée ?

Et je retrouve un lien vers un billet de 2021 sur Christiane Veschambre, suivi d’un émouvant commentaire de Jacques Robinet (un grand vivant lui aussi) :

Muettes (suite du billet du 29 octobre)

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Une dédicace

Au salon de L’Autre Livre à Paris, je bavarde un peu avec les éditeurs du Temps qu’il fait. J’achète un livre de Joël Cornuault dont le titre me plaît et l’exergue m’enchante :

Je suis, en effet, un rêveur de mots, un rêveur de mots écrits.
Je crois lire. Un mot m’arrête. Je quitte la page.

Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie.

J’exprime à haute voix mon enthousiasme et un des éditeurs me dit : “Joël Cornuault est dans les parages, il va pouvoir vous le dédicacer”.
Je réponds : “Oh, je n’y tiens pas plus que ça. Les dédicaces me touchent quand elles proviennent de gens que je connais personnellement, sinon…” L’éditeur renchérit : “En effet… Nous recevons quantité de livres dédicacés, et ma foi… Mais les auteurs aiment faire les dédicaces.”

À ce moment arrive Joël Cornuault. Quelqu’un dit : “Nous parlions de dédicaces… Tu aimes les faire ?” Joël Cornuault répond, farouche : “J’ai horreur de ça”. Rires. Je dis :  “Oh, je vous comprends, ne m’en faites pas…” Mais soudain je pense au Lièvre de Mars dans Alice au pays des merveilles : “Ou bien… vous pourriez me faire une non-dédicace ?”  Petit silence. L’éditeur regarde Joël Cornuault. Qui finit par dire : “Comment vous appelez-vous ?…” Il prend le livre. Voici le résultat :

On remarquera que la plateforme WordPress publie cette dédicace dans la rubrique “Non classé”.

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