L’interlocutrice de Geneviève Peigné, publié aux éditions du Nouvel Attila en 2015, met en œuvre la graphomanie singulière d’Odette, mère de l’écrivain. Voici à peu près la présentation de l’œuvre donnée en quatrième de couverture :
Quelques mois après la mort de sa mère Odette, l’écrivain Geneviève Peigné découvre dans sa bibliothèque une collection de romans policiers « le Masque », dans les marges desquels la défunte, atteinte d’Alzheimer, a tenu le journal de sa maladie.
À mesure que son mal progresse, Odette en vient à s’immiscer dans les dialogues, et à répondre aux répliques des personnages des romans, comme si elle recherchait un interlocuteur, et comme si la fiction était plus à même d’apporter des réponses à la solitude et à la détresse.
À travers la lecture de ces confessions souvent très prosaïques sur la douleur commence un dialogue posthume autour du livre et de l’écriture qui pousse l’auteure à s’interroger sur elle-même.
Griffonnage hirsute exposant le vif de la douleur : Mal à mes deux yeux, trop mal assise, mal à mes chaussures blanches, la cystite me brûle sans arrêt…
Au cours du livre de Geneviève Peigné, nous apprenons qu’Odette a été une belle femme très soucieuse de son apparence. Sa photo apparaît en dernière page, comme pour témoigner de ce qu’elle était avant d’être recouverte par le « roncier » d’écriture que reproduisent 28 des 118 pages du volume que les éditions du Nouvel Attila ont soigneusement conçu. Geneviève Peigné nous explique aussi qu’avant d’être atteinte de dégénérescence cérébrale, Odette souffrait depuis longtemps d’une dépression qui l’emmurait en elle-même sous son « maquillage figé », ses « teintures capillaires trop vives », et les beaux vêtements de sa penderie. L’Alzheimer met Odette à nu et sa lecture-écriture lève − c’est le cas de le dire − un masque. Mais son dialogue avec les répliques soulignées des personnages libère aussi sa parole emprisonnée et lui permet de retrouver une mémoire des mots que la maladie lui fait perdre : Jouissif, chercher sur le dico. La surface jaune orangée des romans d’Exbrayat et d’Agatha Christie est un cadre rassurant, une peau protectrice, un toit qui « tuile » la détresse d’Odette. Geneviève Peigné insère dans son récit une anecdote curieuse concernant le père d’une de ses amies « affligé de la manie compulsive » de s’allonger sur le sol et de « se vêtir » de livres ouverts « posés les uns sur les autres à la façon de tuiles qui se chevauchent (…). Caparaçonné, face à la dégénérescence cérébrale ».
A la découverte de ces livres annotés dans la maison familiale qu’elle vide, Geneviève Peigné, d’abord « transportée de joie », décide de se mettre avec sa mère « du côté où la page s’écrit », et de constituer avec elle un livre à deux mains. Car c’est Odette, institutrice, qui lui a appris à lire et qui voulait qu’elle devienne écrivain. La disposition en colonnes de ces marginalia tend à en faire des poèmes :
j’ai
si mal
que
j’en
pleure
tout
le temps
Mais le défrichage des 23 romans annotés par Odette devient lourd pour la fille qui introduit, avec une certaine prudence, des variations de distance. Elle s’exprime tantôt à la troisième, tantôt à la première personne ; elle se met tantôt dans une position de détective, tantôt dans celle d’un enfant mal sevré qui dit à sa mère : « Enfin, je peux te lire ». Jusqu’au bout elle reste la fille qui veut se « tenir à l’étoffe du vêtement de (s)a mère ». Ludovic Degroote, commentant ce livre sur le site Poezibao, parle avec justesse d’un travail de « couture » des deux écritures. J’ajouterai juste que Geneviève Peigné, qui apportait à sa mère, dans la résidence où elle a fini son existence, des crèmes et des baumes à lèvres qui s’imprimaient sur sa joue quand elles s’embrassaient, constitue avec elle par ce livre une peau commune de lecture-écriture, en recouvrant d’un « voile de douceur », « en couche fine », le griffonnage brut et hagard d’Odette.