L’espace des langues

Madrid

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L’espagnol est pour moi une langue de l’enfance  ̶  en sommeil à Paris  ̶  qui se réveille quand je l’entends par hasard dans le métro ou dans la rue. Il me prend alors l’envie de me retourner et d’aborder familièrement les personnes qui le parlent comme si elles étaient des amies de toujours. Quand je lis, comme en ce moment, un roman de Rosa Montero (qui a mon âge), j’ai l’impression que l’histoire m’est racontée par une vieille copine de lycée.

 C’est une langue « de toda la vida » : de rondes, de saut à la corde, de prières enfantines que me faisait réciter Mari Nieves avant de m’endormir : “Angel de la guarda / Dulce compañía / No me desampares / Ni de noche ni de día…” “Ange gardien / Douce compagnie / Ne m’abandonne / Ni de jour ni de nuit “.)

Murillo, Angel de la guarda, cathédrale de Séville

Murillo, Angel de la guarda, cathédrale de Séville

« No me desampares » : protège-moi, veille sur moi pour toujours, ne lâche pas ma main, ne me laisse pas seule, désemparée, perdue, éloigne de moi le mal et les choses inconnues qui grondent…

Le mot « amparo » (soutien, protection), associé à la grande natte brune de Mari Nieves, n’a pas pour moi d’équivalent français. J’entends dans ses voyelles qui s’ouvrent en grand pour se refermer en rondeur la douceur enveloppante d’une rustique Vierge de Miséricorde.

Chaque langue ouvre ainsi un espace que rien ne vient combler dans une autre langue, ce que sait bien un traducteur comme Georges-Arthur Goldschmidt, dont l’allemand est la langue maternelle, et qui travaille dans cet écart : Gag paint

Le timbre de la langue, son accent, son rythme, sa respiration, les dimanches de l’enfance, le frémissement des hêtres, les voix dans le jardin, tout cela qu’il y entend, qu’il y voit, le traducteur doit le prendre à une hauteur différente, dans un registre autre, un autre point de l’espace, passer par d’autres paysages, car si les langues arrivent bel et bien à la même clairière dans la forêt, elles n’empruntent pas les mêmes sentiers. Le regard des langues n’est pas le même et c’est pourtant les mêmes choses qu’elles voient. (p. 170-17

Dans son livre d’entretiens avec Hélène Cixous (Une autobiographie allemande, Bourgois, 2016, p. 58), Cécile Wajsbrot, traductrice de l’anglais et de l’allemand et partageant sa vie entre Paris et Berlin, regrette que l’allemand ne soit pas une langue qu’elle ait apprise enfant :

(…) je me heurterai toujours à une limite, à l’inatteignable de la langue, les comptines qu’on entend enfant, les chansons à succès du passé, le fond sur lequel peuvent s’accroître nos connaissances. Je peux approcher une musique de la langue, en saisir les concepts, mais les mots s’accumulent dans un puits sans fond et parfois j’entends l’écho du vide.

Moi qui ai connu dans l’enfance et l’adolescence les prières, comptines, chants de Noël, chansons à la mode, films doublés et slogans publicitaires espagnols, je dirais que les mots  peuvent s’accumuler aussi « dans un puits sans fond » de nostalgie, ce qui ne rend pas l’exercice de la traduction facile. Car pour traduire il me faut supporter que l’espagnol  tutélaire de l’enfance se dérobe au français de l’adulte et que j’en perde l’amparo, l’intimité chaleureuse, afin de voir comme Goldschmidt – dont la langue maternelle s’est retournée en langue du persécuteur – les langues que je parle “à distance de moi comme des paysages qui alterneraient en moi. »

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