Pour parler des échos que les langues apprises dans l’enfance éveillent en nous, j’ai cité mardi dernier une prière espagnole à l’ange gardien.
Que l’on me permette de prendre aujourd’hui un exemple nettement plus trivial. Les mots qui traduisent en espagnol le français crachat sont nombreux, et parmi les plus courants je retiens escupitajo (que j’entendais avec l’accent castillan, c’est-à-dire une « jota » dure avant le o.)
Ce mot éveille en moi tout un univers sonore des années 60. Quand on marchait dans la rue à Madrid, il était fréquent que l’on entende quelqu’un cracher. Le son de ces raclements de gorge se marie dans mon souvenir aux autres bruits de la rue, comme les cris des vendeurs aveugles de billets de loterie « ¡Para hoy! » (« pour aujourd’hui »), et le grincement des roues des charrettes tirées par les ânes des chiffonnières appelées traperas.
S’ouvre aussi avec escupitajo un paysage urbain au ras du sol fait de mégots de cigarettes, de fientes de pigeons et d’écorces de graines de tournesol directement expulsées de la bouche avec un petit pfft de la langue que je m’entraînais à imiter.
Mais les anges peuvent réapparaître en des lieux inattendus, et les lectures de l’âge mûr élargir l’espace des mots et des sensations de l’enfance. Grâce au jeune poète Carlos Pardo, j’ai découvert il y a quelques années Ángel González (1925-2008), et son recueil de poèmes Tratado de urbanismo (Traité d’urbanisme, publié en 1967 et dont je n’ai pas trouvé de traduction française). Ce recueil, écrit dans les années où le franquisme semblait devoir s’éterniser, est selon ses dires le plus sombre qu’il ait écrit. Ayant perdu confiance en la parole poétique, il traîne solitairement ses pas dans un Madrid où la censure imprègne les relations quotidiennes, les gestes, les regards aux “implacables pupilles” et aux « rétines réticentes” des passants, ce dont l’adolescente française que j’étais n’avait qu’une perception brumeuse.
Le premier poème du recueil a pour titre : Inventaire des lieux propices à l’amour, et le premier vers de ce poème est :
Il y en a peu.
Dans le deuxième, le poète regarde les jambes des jolies filles qui passent dans un jardin public sans faire attention à lui :
(…) spectateur
qui sent la brûlure humiliante
du renoncement,
et maudit à voix basse,
et s’appuie à la grille du bassin,
et regarde l’eau,
et voit son propre visage,
et crache distraitement, en suivant
des yeux les cercles
que tracent sur la surface tendue
sa solitude, sa peur, sa salive.
(Traduction personnelle)
Morne crachat d’un poète qui ne peut chanter l’amour, et dont la sensibilité n’est plus accordée aux strophes engagées de la génération précédente. “Écrire un poème : marquer la peau de l’eau”, dit-il à cette époque. Poésie perçue, en ces temps aussi gris que les uniformes des policiers, comme un escupitajo distrait.