Il y a des mots dont les sons mêmes sont porteurs pour moi de nostalgie heureuse. C’est le cas de l’intraduisible espagnol tertulia, réunion entre amis informelle et régulière autour d’un thème philosophique ou artistique donné.
Dans le Madrid morne et franquiste de mon adolescence, les syllabes guillerettes de tertulia me semblaient fourmiller d’esprit et de gaieté. Tous les débats interdits se déroulaient dans les tertulias, et je savais vaguement que le célèbre café Gijón, juste derrière le lycée français, était un de ces rares espaces de parole. L’écrivaine Josefina Aldecoa (1926-2011) en témoigne :
Je me souviens des douces tertulias du café Gijón. Nous y allions l’après-midi et vous saviez toujours que vous y rencontreriez quelqu’un. C’était sans nul doute un refuge dans une époque si aride et si grise.
Certains professeurs et certains élèves dégourdis du lycée se rendaient au Gijón après les cours, mais moi je rentrais faire mes devoirs, me contentant de respirer en imagination, sans rien oser désirer, ces quelques bouffées de liberté madrilène.
Ce n’est qu’il y a deux ans que je suis allée pour la première fois de ma vie au café Gijón. En mangeant ma crème renversée j’ai posé une ou deux questions au serveur sur le passé du lieu, et à ma grande surprise il s’est lancé avec passion dans un long récit sur les personnalités qui s’étaient attablées ici depuis 1888 : Ruben Darío, Lorca, Dali, Buñuel, Mata-Hari… Il a enchaîné sur les tertulias qui se tenaient plus ou moins discrètement dans la crypte du restaurant, et dont il avait eu le « privilège », disait-il, d’être témoin.
J’étais tombée sur José Bárcena, le serveur écrivain qui tient depuis 1974 son journal sur tous les événements qui se déroulent au Gijón. Il est d’ailleurs l’auteur de la partie historique du site web du café www.cafegijon.com
Je l’ai écouté, cuillère en l’air. Soudain m’apparaissait ce que je n’avais eu ni l’âge ni l’idée de savoir, et qui à présent m’ouvrait les portes d’une Espagne devinée mais ignorée. Ce n’était pas du temps retrouvé, puisque rien n’avait été à proprement parler perdu, mais du temps réveillé et révélé. Quand je suis sortie dans l’avenue de Recoletos, les bancs de granit, les pavés gris, la grande poste de la place Cibeles, tout ce qui dans l’enfance me paraissait terne et lourd est devenu saillant, scintillant, aussi accueillant que le mot tertulia.
Si, de passage à Madrid, vous voulez prendre une crème renversée (“tocino de cielo”) au café Gijón et entendre les histoires de José Bárcena, voici à peu près à quoi il ressemble aujourd’hui.