La littérature est très différente de la vie, disais-je ici le 21 mai à propos de l’expression “hocher la tête ». Il en va de même pour les clins d’œil : cligner de l’œil dans la vie est insignifiant, encourageant, plutôt vulgaire, au mieux complice et gentillet comme un émoticône. A l’inverse, rien de plus étrangement ambigu et inquiétant que les clins d’œil des personnages des romans russes. Je pense au joueur de La Dame de pique de Pouchkine, qui voit cligner malignement de l’œil la carte fatale qu’il vient d’abattre. Et je me réfère surtout à Porphyre Petrovitch, le juge d’instruction de Crime et Châtiment (dont je parlais ici aussi le 27 mars), lors de ses trois entrevues avec le criminel Raskolnikov. C’est un homme aux yeux bizarres dont les cils blancs bordent des « paupières toujours clignotantes », si bien que Raskolnikov hésite, lors de la première entrevue, à interpréter ses clignements de paupières comme un clin d’œil au singulier, signe de malice perspicace et moqueuse :
Raskolnikov aurait pu jurer que l’autre lui avait adressé un clin d’œil ; le diable seul aurait pu dire quelle était son arrière-pensée.
« Il sait », se dit-il instantanément.
Au début de la deuxième entrevue, plus tendue, entre les deux hommes, Porphyre Petrovitch cligne encore de l’œil avec « une expression de gaieté et de ruse », avant d’éclater d’un « long rire nerveux ». C’est au cours de cette entrevue qu’il développe son image du papillon :
N’avez-vous jamais vu un papillon devant une bougie ? Eh bien, lui, il tournera sans cesse autour de moi comme cet insecte autour de la flamme ! La liberté n’aura plus de charme pour lui ; il deviendra de plus en plus inquiet ; il s’empêtrera de plus en plus, il sera gagné par une épouvante mortelle.
L’aspect papillotant de Porphyre Petrovitch se transfère curieusement sur l’homme qu’il traque, contribuant à transformer Raskolnikov en un papillon fasciné, prêt à se jeter dans la flamme. Et le juge tentateur, à la troisième entrevue, clignera encore de l’œil avant d’accuser directement Raskolnikov et de lui conseiller de se dénoncer.
Le clin d’œil de Porphyre Pétrovitch est un signal intermittent et confus pour le meurtrier, un interrupteur qui allume un projecteur en lui, un instrument de fascination qui le pousse malgré lui aux aveux, et un signe de connivence souterraine entre les deux adversaires dont l’un, avec ses cils blancs, est comme l’albinos de l’autre. Ces clins d’oeil ambivalents et inquiétants qui sont comme des clignotements du destin participent de la force fantastique des romans de Dostoïevski.