La bibliothèque n’est plus ce totem joyeux créé en 1981 par Ettore Sottsass, cette petite utopie colorée très peu fonctionnelle et très stimulante pour l’imagination. A vrai dire, plus personne n’a envie d’imaginer de bibliothèque. Je lis dans un numéro récent du journal québecois Le Devoir que les meubles bibliothèques se raréfient. Selon les architectes et les décorateurs, de moins en moins de gens éprouvent le désir de posséder et de garder une provision de livres chez eux, et les rayonnages de livres reliés ne sont plus que faiblement un signe de distinction sociale. Aujourd’hui, c’est l’espace en soi qu’on valorise dans les maisons, au détriment des buffets, coffres, commodes et bibliothèques des siècles passés. Une autre cause de cette désaffection pour ces meubles, dit encore l’article (qui évite soigneusement de gémir : “on ne lit plus”), serait que les livres sont transportables, échangeables et faciles à trouver. Plus besoin non plus de bibliothèque pour manier les nouvelles plateformes de communication ni pour se mouvoir entre les différentes cultures et contre-cultures offertes par le web.
Je comprends tout cela, et je tends moi-même à remplacer par d’excellents ouvrages en ligne mes vieux gros dictionnaires démantibulés à force d’être tombés à plat ventre et momifiés à force d’être réparés au scotch toilé. Toutefois, l’exemple de la nouvelle bibliothèque municipale Alexis de Tocqueville à Caen (voir ici l’article du 27 décembre) me montre que ce qui disparaît, avec ces nouvelles bibliothèques sans livres et ces nouveaux livres sans bibliothèques, c’est la pratique simple qui consiste à parcourir des yeux un rayon, prendre un livre sur une étagère, en tourner des pages, y laisser une marque, une annotation dans la marge, le reposer, le laisser ouvert, l’empiler dans un certain ordre sur une table avec ceux qu’on a l’intention de lire, le mettre en avant pour le relire bientôt, le mettre en arrière sans l’avoir lu pour accueillir d’autres livres, retomber dessus plusieurs années plus tard, etc. Ce qui disparaît, en somme, est de l’ordre du toucher. Lire n’est plus associé au plaisir de toucher les livres des yeux et des mains.
On devine que je reste pour ma part attachée à ce havre qu’est la bibliothèque avec ses rayons caressants, méditatifs, prometteurs de repli calme, compagnons d’insomnies, aiguillons d’imagination, révélateurs de grands secrets.