Il y a plus d’une manière de voir les couleurs.
Quand dans ma jeunesse j’envisageais d’enseigner la littérature à un public de non-voyants (ce que je n’ai finalement pas fait), je me demandais s’il était désespérant pour eux de lire des textes qui parlent de lumières et d’arcs-en-ciel, et je me disais que je serais peut-être maladroite d’étudier avec eux Rimbaud avec ses bleuités délirantes et ses lettres colorées. Pierre Villey dans son remarquable livre Le Monde des aveugles m’avait déjà à cette époque largement détrompée : souvent les poèmes préférés des non-voyants sont ceux qui foisonnent de couleurs, au point que la couleur se confond pour eux avec le poétique. Après tout ceci n’est pas surprenant : les écrits d’Homère, d’Abu al ‘ala Ma’arri, et de tous les poètes dits aveugles ne sont dépourvus ni de lumière ni de couleurs, et c’est méconnaître les pouvoirs de la littérature que de l’envisager exclusivement sous l’angle de la restitution du réel connu du lecteur.
Mais j’ai appris il y a quelques semaines en lisant Michel Pastoureau (p. 36-37), que la couleur fait justement partie du réel connu des non-voyants : « un non-voyant de naissance possède à peu près la même culture chromatique qu’un voyant ». Par le fait qu’il vit en société avec des voyants, le non-voyant est parfaitement apte à penser les couleurs et à en parler. Pastoureau en conclut qu’avant d’être des matières, des lumières, des sensations ou des perceptions, les couleurs sont des catégories mentales, des “cases préconçues, prêtes à être activées, remplies, mises en oeuvre, pensées, nommées, classées (…)”
Par l’exercice ci-dessous, Pastoureau souligne la difficulté que l’on éprouve à lire rapidement, non pas le terme de couleur, mais la couleur des lettres qui le composent. “Les mots sont toujours plus forts que les colorations.”
Comme beaucoup de gens, je vois certaines lettres en couleur, mais pas toutes : le A est jaune, le B marron terne, le C argenté, le E blanc, le G marron, le I rouge ainsi que le J, le O bleu le Q noir, le S vert , le U et le X noir aussi, le Y bordeaux, le Z gris.
Les autres lettres n’ont pas de couleur !