Les propos de Georges-Arthur Goldschmidt sur la traduction sont toujours stimulants par la chair qu’ils donnent à l’acte de traduire : “Quand on s’y met, on sent du côté droit du corps l’appui silencieux de l’énormité muette de l’autre langue. Le traducteur ressent corporellement le bloc non tant de sens que de consistance ».
Ayant l’espagnol sur mon côté gauche, peu de mots de cette langue appuient autant de leur « énormité muette » sur mon côté droit (aux environs du foie et de la rate) que ceux qui expriment le deuil et la mort. Le poids de ces mots est d’autant plus palpable que pesar signifie chagrin et pésame les condoléances. D’autres portent, comme ce dernier, le fardeau de l’accent d’intensité sur la première syllabe : fúnebre, féretro (cercueil) ; tétrico (lugubre).
Mais c’est surtout dans le mot calavera (tête de mort) que l’espagnol est remarquable, car il a gardé l’étymologie latine calvaria qui signifie corps ou objet pelé, que nous entendons dans le mot calvaire (calvario en espagnol). Est-ce un plat poncif de dire que tragique et ténébrisme sont directement présents dans le bloc de sens et de consistance des mots de l’espagnol ?
Mais curieusement, il n’existe pas de mot spécifique pour traduire le français corbillard. Le fameux vers de « Spleen » de Baudelaire : « Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, » est rendu par : « Y largos coches fúnebres… » (« et de longues voitures funèbres”), où le traducteur charge les ïambes de donner son poids lugubre à ce début de vers.
Disons enfin que le corbillard français a reçu au siècle dernier de Georges Brassens (ainsi que le croque-mort, mot tout aussi intraduisible) une gaieté frétillante. Difficile en effet, même en notre millénaire sérieux, de se débarrasser des « petits corbillards de nos grands-pères » avec leur rime de « macchabées ronds et prospères ». Est-ce que je tombe encore dans un cliché en constatant qu’en matière de funérailles le français peut se montrer très léger ?