La semaine dernière, lors d’une rencontre lecture autour des éditions La Tête à l’envers, j’ai posé une question que j’avais en tête sur le rythme en poésie. L’éditrice Dominique Sierra m’a répondu qu’étant persuadée que le rythme est lié à notre plus lointaine expérience, elle choisit parfois les textes qu’elle publie en fonction d’une musique qui agit sur elle – celle, par exemple, d’un emploi “sensitif” de l’imparfait – plutôt qu’à partir du sens des mots. Ainsi, Payne, titre énigmatique du recueil de Florent Papin qu’elle vient d’éditer, est un poème du « mot avant le mot », qui “nous raconte un cheminement dans la mémoire intermittente et sinueuse” : https://www.editions-latetalenvers.com/Payne.OD.htm
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J’ai pensé alors au poète japonais Gôzô Yoshimazu (né en 1939), dont la recherche s’apparente selon Michel Deguy à une « poétique de l’onomatopée » et qui, dit sa traductrice Ryoko Sekiguchi, « prend le risque d’atteindre aux limites entre ce qui est langue et ce qui ne l’est pas, entre ce qui fait sens et ce qui échappe à toute signification, le chaos. » Elle ajoute que le réseau d’onomatopées que tisse Gôzô peut rappeler le babil d’un nourrisson.
Mais Gôzô met aussi en œuvre une manière tragique de se situer au bord du sens que j’ai trouvée dans le recueil Ex-voto, a thousand steps and more (1978, publié en France aux éditions les Petits matins, 2009), où il évoque sans l’énoncer directement une catastrophe ferroviaire qui eut lieu en 1951 à Yokohama. La première page se termine ainsi :
l’âme poussée vers la sortie, vide, le corps oscille encore,
comme si nous avions le souffle léger, et dans une gare de banlieue, décrocher les wagons
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Cette phrase a résonné en moi avec l’étrange profération d’une pensionnaire d’un EHPAD que j’ai reproduite en italique dans mon récit À bout (éd. Isabelle Sauvage, 2019). Je me permets de recopier ici le passage intitulé cé acé (p. 107-108) :
« cé cé cé cé acé cé cé cé
Elle est assise, maigre et droite.
cé cé cé cé acé cé cé cé
On s’interroge : ― C’est assez de quoi ? de café, d’eau gélifiée ? Votre cuillère est tombée ?
Droite, antique, ne regardant rien ni personne. Pas appel. Pas hésitation. Pas protestation. Pas exclamation.
cé cé cé acé cé cé acé
On veut un sens : ― Vous voulez changer de place ? Assez d’être ici, assez de vivre ?
cé cé cé cé cé acé
Pas de sens. Pulsation.
Et soudain quelque chose dedans s’allume
Le ptit oiseau là le ptit oiseau qu’est-ce qu’y dvient
On regarde : rien sur le mur, rien nulle part.
Et s’éteint
cé cé cé cé acé »
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Faible battement d’un cœur qui n’en peut presque plus ; bref éclat d’un ptit oiseau « âme poussée vers la sortie » ; morne et poignant poème d’un corps qui « oscille encore ».
Poésie du quasi-mot après le mot.
Chère Nathalie,
ce Blog est d’une grande beauté. J’avais repéré ce passage du cé cé cé acé d’une violence intense et l’oiseau passager avant que tout se referme. J’en suis profondément ému.
Je me méfie des interprétations psychanalytiques, mais le plus important c’est cet indicible de la souffrance humaine qui essaye de se dire, cette cage impossible à briser.
La poésie de Florent Papin est d’une musicalité profonde qui me touche beaucoup. C’est un grand poète! A bientôt . Abrazo!