Il y a des mots que je lis et que je n’emploie guère, mais qui confusément me concernent et que je n’oublie pas, comme s’ils se déposaient dans un appentis du coin de ma tête. C’est le cas du mot conjointure, lu chez Chrétien de Troyes qui le fait rimer avec « avanture » dans le Prologue d’Erec et Enide (vers 13-14).
Dans la préface de son édition du Chevalier de la charrette, la médiéviste Catherine Croizy-Naquet explique que la conjointure est le troisième terme de l’esthétique de Chrétien de Troyes.
Les deux premiers, donnés par « ma dame de Champaigne » (la Comtesse Marie sous la protection de laquelle il écrit), sont matiere et san : la matière et le sens.
La matiere, c’est celle de Bretagne, les récits arthuriens.
Le san, c’est l’orientation, l’esprit de ces aventures de chevalerie et leur valeur didactique.
Chrétien de Troyes n’a aucune aspiration à l’originalité dans la matière ou le sens. Ce qui lui appartient en propre et lui donne sa vraie dignité de narrateur et de poète ; ce qui le met à mille lieues des vulgaires jongleurs de cour et lui permet de parler de lui-même en se nommant fièrement « Crestiens de Troies » dès les premiers vers de son premier roman Erec et Enide, c’est « une moute bele conjointure » : l’art d’assembler avec beauté les sons, les mots, les phrases, les épisodes du récit.
Mais Catherine Croizy-Naquet ajoute que Chrétien de Troyes pratique aussi l’art de la disjointure : ce n’est pas l’inverse de la conjointure, mais une mise en question de la logique narrative des précédents récits arthuriens qui lui permet de mettre l’accent sur ce qui est à ses yeux l’essentiel : l’amour absolu de Lancelot pour la reine Guenièvre. Sans être spécialiste, il me semble que ceci a des effets évidents sur le « san », et que l’amour courtois a besoin des vers harmonieusement assemblés par Chrétien de Troyes pour mieux se connaître.
Conjointure, disjointure. Ces mots riment avec « aventure », et aussi avec « écriture ».
L’aventure d’écriture n’est-elle pas celle d’une conjointure-disjointure ?