Pour Franck Nicoloff

J’aime écouter parfois le dimanche matin l’excellente émission de France Musique Au cœur de l’orchestre de Christian Merlin.

Agréable surprise : celle du dimanche 5 novembre était consacrée à Wagner et l’orchestre. Pour nous débarrasser des clichés, Christian Merlin a commencé par évoquer la scène des hélicoptères dans Apocalypse now de F.F. Coppola au son de La Chevauchée des Walkyries. Dans la foulée il a mentionné la milice Wagner de feu Prigojine et cité Woody Allen : « Quand j’écoute Wagner j’ai envie d’envahir la Pologne ».
« Voilà qui est fait », s’est probablement dit Christian Merlin avant de diffuser intégralement le Prélude du premier acte de Lohengrin, avec cette première petite note aiguë qui, peu à peu métamorphosée en thème, s’étend comme une nappe sonore sur tout l’orchestre.

Affiche de l’Opéra de Paris pour le spectacle “Lohengrin” donné en octobre 2023

Et je me suis souvenue de Franck Nicoloff, collègue de mes premières années d’enseignement au collège de Feuquières en Vimeu, dans la Somme. C’était un jeune agrégé d’anglais assez malheureux loin de ses montagnes de Savoie et de sa ville de Grenoble. Il disait par exemple : « J’ai envie d’aller en cours comme de me pendre… quoique j’aie assez envie de me pendre. » Doté d’un humour sarcastique, il pestait contre les idées reçues sur Wagner. C’était aussi un grand rêveur, amoureux d’une femme lointaine, et le prélude de Lohengrin le plongeait dans cette extase nerveuse que Baudelaire décrit si bien :

Je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur.*

Franck Nicoloff ressentait comme moi la magie particulière, si difficile à définir pour les simples amateurs que nous étions, de certaines notes dans les mélodies wagnériennes. Un jour, il a tenu un mot : chromatismes, ces petites altérations qui enchantent l’oreille par leur légère étrangeté ‒ ces presque rien qui, combinés avec certains accords, contribueront un jour, comme je viens de le relire, à la désintégration de la musique tonale.

J’ai eu, après l’émission de Christian Merlin, la curiosité de chercher sur Internet ce qu’était devenu Franck Nicoloff, perdu de vue depuis les années 80. J’ai découvert avec plaisir qu’il avait soutenu une thèse de linguistique anglaise à l’université de Grenoble et qu’il y avait ensuite accompli une carrière universitaire. Mais je suis tombée peu après sur le site Libra Memoria : Franck Nicoloff est décédé en août 2022. Le faire-part est sobrement signé par une sœur, une belle-sœur, un cousin.

Alors je dédie à Franck – justement spécialisé dans les verbes performatifs – ce billet de mon blog comme un bouquet d’automne sur sa tombe, accompagné du podcast de l’émission Au cœur de l’orchestre qu’il aurait sûrement appréciée.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/au-coeur-de-l-orchestre/wagner-et-l-orchestre-8312441

 

*Baudelaire, Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris, O.C, Bib de la Pléiade, 1961, p. 1213-1214.

 

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