— Desde luego Carmen eres odiosa. (Vraiment Carmen, tu es odieuse.)
Pourquoi cette phrase prononcée par une enfant inconnue dans un abribus à Madrid et entendue avec Sibylle en 1963 ou 1964 est-elle gravée cinquante ans après dans ma cervelle, et trente ans dans la cervelle de Sibylle qui, si elle avait vécu plus longtemps, s’en souviendrait encore, j’en suis sûre ?
Devenues adultes, on se répétait régulièrement l’une à l’autre cette phrase que nous avions conservée chacune au retour de notre promenade comme un caillou que l’on tient dans sa main.
Quel accent avait cette petite fille dont j’ai oublié les traits ? Etait-elle pleine de rancœur, découragée, désespérée ? Je crois que sa voix contenait des sanglots étouffés. Et Carmen, comment avait-elle pris le reproche ? Je n’en sais rien. Ce qui était étonnant, c’était peut-être l’adjectif “odiosa” dans la bouche d’une enfant de huit ou neuf ans, et quelque chose de définitif dans le jugement qu’elle portait sur sa sœur (et je suis en train d’inventer que c’est sa sœur) : “Desde luego Carmen…”, qui dans le contexte pourrait presque se traduire par : « Finalement, Carmen… »
Rien n’expliquera ce qui a donné sans prévenir à ce petit fragment de vie un tel éclat qu’il est devenu un souvenir partagé avec ma grande sœur Sibylle — ma Carmen à moi, dirait peut-être un psychologue.
Des souvenirs de choses infimes font sentir l’absence des gens. Je ne peux plus dire à Sibylle : ― Tu te rappelles, à l’arrêt du bus, la petite fille qui disait : « Desde luego Carmen eres odiosa ? » Plus jamais je ne pourrai évoquer ce souvenir avec Sibylle — une phrase qui a duré le temps qu’il faut pour la prononcer et que nous avons dû répéter en riant dans l’autobus avant d’en faire un de ces signes de ralliement qui n’existent qu’entre sœurs.
Et Sibylle me devient soudain si proche et si vivante que j’ai envie de prendre mon téléphone, d’entendre son “allô”, de lui dire d’emblée, sans transition : ― Desde luego Carmen, eres odiosa. Et de l’entendre répondre en riant — Ah, je vois… Puis jouant le jeu, avec un excessif accent castillan : — No te pongas así, mujer… (T’énerve pas comme ça, ma vieille…)
Madrid, 1958 – Mon frère J. et moi partagions une chambre et de mai à septembre, nous dormions la fenêtre ouverte. À l’étage au-dessus, le matin, une petite fille à la voix criarde hurlait à la bonne : ”Maruja, vísteme, Maruja, vísteme”. Soixante ans plus tard, on en rigole encore. J. ne pourrait plus l’entendre, il est devenu sourd.