Je citais sur ce blog, le 28 août 2018, quelques phrases du personnage d’Elisabeth Costello dans L’Abattoir de verre du romancier J.M. Coetzee :
Le mot qui me revient de tout côté est “morne ”. (…) C’est un mot qui appartient à un paysage hivernal, qui s’est attaché à moi comme un petit roquet, jappant à mes basques, et dont je n’arrive pas à me débarrasser. Il me poursuit. Il me suivra jusqu’à la tombe. Au bord de la fosse, il jettera un œil et continuera de japper : “morne, morne, morne” !
Et j’ajoutais après ma citation : « Quel mot anglais traduit ici ce morne ? Mournful ? Peu importe, car morne est parfaitement accordé à ce que dit le texte, et ce morne s’incruste si bien en moi qu’il est venu l’autre matin japper dans mon cœur pendant que je marchais sur la plage brumeuse à marée basse. »
Récemment, mon amie Sabine, qui avait eu accès à un exemplaire anglais du livre, m’a appris que le mot anglais était bleak, et elle m’a envoyé la photo ci-dessus.
Bleak, selon les dictionnaires, signifie sombre, lugubre, froid, rude, exposé au vent, comme dans le roman Bleak house de Dickens, titre traduit par : La Maison d’âpre vent.
Le morne français a lui aussi un écho littéraire immédiat avec le vers de Victor Hugo : “Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine ! “.
Et puis, bien que le roquet Bleak soit plus aboyant et sautillant que le roquet Morne qui doit plutôt geindre en rôdant – la queue basse et l’œil torve – le long de nos mollets, les deux mots, chargés de mélancolie, ont la même manière sourde et persistante de s’insinuer en nous. Dans sa traduction, Georges Lory• a reconstitué, avec les instruments de notre langue, toute la force de résonance d’un mot, tâche du traducteur littéraire qu’évoquaient Carine Chichereau dans mon précédent billet et Javier Marías dans le commentaire ajouté par Claude Ferrandiz.
• Écrivain et traducteur de Coetzee, Georges Lory est spécialiste de l’Afrique du sud et dirige la collection “Lettres sud-africaines” aux éditions Actes Sud.