Le livre qu’un seul libraire possède : Juanjo

Ma fille avait rapidement besoin la semaine dernière, pour un travail d’histoire de l’art, d’un certain texte d’Ortega y Gasset dont elle connaissait les premières phrases en anglais mais pas en espagnol. Me sachant à Madrid, elle m’a confié la mission d’en trouver les références.

Je déjeune justement ce jour-là chez mon amie Linita qui possède les Œuvres complètes d’Ortega. Dès que je lui expose ma requête, elle sort les volumes et grimpe sur un fauteuil pour mieux les atteindre tous. Nous les consultons en vain.

Le même jour, je me rends à la librairie du musée Reina Sofía qui est assez fournie en esthétique. Le texte ne s’y trouve pas non plus, mais la libraire me dit : « J’ai fait de la philo et je pense que si vous avez une chance de le trouver, c’est dans une librairie spécialisée qui s’appelle Meta. »

Le lendemain je téléphone. Le libraire me dit : « Oui, j’ai les Œuvres complètes d’Ortega, vous pouvez passer mais je ferme à 15h ».

Je suis assez loin du quartier Chamberí où est située la librairie mais tant pis, poursuivons  notre quête à pied en traversant la calle de la Luna, la calle del Tesoro et d’autres calles aux noms mystérieux.

Il est 15h15 quand j’arrive devant Meta. Par chance la porte est encore entrebâillée. Je demande prudemment si je peux entrer. « Oui, bien sûr, en fait je ne ferme jamais », répond le jeune libraire qui me tutoie dès que je lui expose ma requête : « C’est pour ta fille? Les mères sont toujours là pour nous aider. Ah, c’est bien, les mères ! »

Là encore, impossible de trouver l’article dans les Œuvres complètes. Juanjo (j’apprends son nom), saisit sur son ordinateur les premières lignes en anglais. Je lui demande si je ne lui fais pas perdre son temps. « Non, au contraire, il n’y a rien qui me passionne plus ! » Il finit par dire : « Si on a une chance de le trouver, c’est dans un des volumes de El Espectador*. J’en possède ici deux. Asseyons-nous chacun dans un de ces fauteuils : moi je prends le premier volume, et toi le second. »

Je ne mets pas plus de cinq minutes à trouver le fameux article dont je déclame à Juanjo la première phrase. Nous poussons des cris de joie. À la caisse, il me confie : « Oui, rien de tel que les mères. C’est grâce à la mienne que je suis libraire. Au début je l’aidais au magasin. Maintenant je tiens seul la librairie et tous les jours je la remercie de ce qu’elle m’a transmis. Je vais lui téléphoner ce soir pour lui raconter notre recherche. »

Un mot me vient aujourd’hui : cariño, qui me rappelle un billet de ma patte écrit il y a un peu moins de deux ans, dont voici le début :

Cariño

Et là, nouvelle émotion.

Je retrouve un poème que Jacques Robinet avait écrit en commentaire à la fin du billet :

cariño
goutte d’eau tremblante exténuée de douceur
nulle cruauté ne pourra suspendre ta tendresse

un abrazo que no puedo traducir

Me souvenant de l’amour si grand que Jacques avait pour sa mère Carmen, je songe au commentaire qu’il aurait fait sur mon billet d’aujourd’hui…

*El Espectador est le titre donné par José Ortega y Gasset à une revue d’art, de philosophie, de littérature et de choses mêlées qu’il rédige seul à partir de 1916. L’auteur en a regroupé les articles dans ses Œuvres complètes de 1946, mais pour une raison qui m’échappe encore, ils n’étaient en vente à Madrid, jusqu’au mardi 25 mars dernier, que dans la librairie de Juanjo.

 

 

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *