Dans son livre passionnant intitulé Blasphème, Brève histoire d’un « crime imaginaire », Jacques de Saint Victor rappelle que le terme de blasphème vient d’un mot grec qui fut traduit en latin par “blasphemia” et qui désignait un acte de médisance contre une personne. Il a été classé plus tard par l’Église dans les “péchés de bouche” ou “péchés de langue”.
Or, voici les premiers mots de la pièce Isma de Nathalie Sarraute :
Dénigrement ? Dé-ni-gre-ment. Oui, c’est ça : dénigrement. C’était du dénigrement, ce que nous faisions là. Vous auriez pu dire aussi : médisance.
Il me semble que l’œuvre de Nathalie Sarraute ‒ d’année en année plus tournée vers “l’usage de la parole” (titre d’un livre de maturité) ‒ est travaillée par le blasphème. Beaucoup de « tropismes » décrivent la poussée intérieure qui conduit un être à proférer contre une figure sacrée une parole impure qui le met au ban de la communauté.
Enfance – livre clé pour saisir l’œuvre entière – nous présente la manière dont Natacha enfant nie la perfection de ce qu’il y a au fond de plus sacré ‒ avant même que n’existent les grandes religions ‒ la Mère. On pourrait un jour comparer Sarraute à Georges Bataille et montrer que le remuement douloureux des tropismes est moins éloigné qu’il n’y paraît du renversement extatique et blasphématoire de la figure maternelle qu’opère Bataille dans La Mère ou dans Madame Edwarda.
Si, selon la célèbre formule d’Italo Calvino, « un classique est une œuvre qui n’a jamais fini de dire ce qu’elle a à dire », celle de Nathalie Sarraute nous parle aujourd’hui en témoignant à sa manière que le blasphème a partie liée avec la création littéraire.