Chagrin de musique

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                                       Holbein, Les Ambassadeurs, détail, National Gallery, Londres

Il m’est difficile d’être là où je suis. Comme l’homme dépeint par Pascal, je ne sais pas toujours me tenir au temps présent. Quand j’écoute dans une musique que j’aime un passage que j’aime, j’ai du mal à bien entendre ce qui le précède tant j’ai hâte qu’il arrive, et à peine est-il arrivé qu’il a déjà disparu. A l’inverse de ce qui se passe en peinture, aimer le détail en musique est douloureux. Et repartir en arrière pour le réécouter ne me console en rien puisque c’est sa fugacité qui me le rend précieux comme un éclat de paradis offert et aussitôt retiré.

Dans Un amour de Swann, quand la “petite phrase” de la sonate de Vinteuil devient “l’air national” de l’amour de Swann et d’Odette, le morceau perd d’autant plus son intensité mystérieuse que Swann le fait jouer et rejouer par Odette au piano en la couvrant de baisers, espérant en vain assouvir le désir “secrètement inapaisé” éveillé par la musique. (Proust, Un amour de Swann, Pléiade, p. 215, 234).

Pour Edgar Poe, moins voluptueux que Proust, si la musique nous tire les larmes des yeux, ce n’est pas par excès de plaisir mais “par l’excès du chagrin irrité, impatient devant l’incapacité où nous sommes, nous simples mortels, à jouir de ces extases supra-naturelles dont la musique ne peut nous laisser entrevoir qu’une vision pénétrante et indéfinie.” (Marginalia, Alinéa, p. 59).

Les compositeurs – qui ont l’art de capter ces étincelles d’invisible – ne sont pas pour autant épargnés par le sentiment du manque. Gabriel Fauré, rapporte Pascal Quignard, “disait de la musique que son écriture comme son audition entraînaient un désir des choses inexistantes” (La Haine de la musique, folio, p. 218).

J’envie pourtant les musiciens, car j’imagine que s’ils éprouvent ce désir douloureux, ils tendent à lui substituer, dans la pratique patiente de leur instrument, une souffrance tangible, en voie d’être surmontée. Ils sont là où ils sont, ils se tiennent au temps présent, ils ne repartent en arrière que pour perfectionner leur jeu, et celui qui atteint aux “extases supra-naturelles” le temps d’un concert me semble la personne la plus vivante, la plus heureuse et la plus attirante du monde.

kent_nagano_reuters_650                                                                        Kent Nagano

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2 réponses à Chagrin de musique

  1. Annabel de Courson dit :

    Pour moi, musicienne, je lutte toujours contre le chagrin, sinon cela me rend incapable de jouer… J’essaye juste de jouer le mieux possible les passages tristes pour que l’auditeur puisse se complaire un maximum de cette tristesse… Quand j’écoute un passage déchirant, en musique classique par exemple, alors j’ai tout de suite les larmes aux yeux, et je me laisse aller avec plaisir à cette tristesse. Par contre, jamais je ne me repasse ces moments là en boucle, car effectivement ils ne sont précieux que parcequ’ils arrivent à ce moment là, avec leur avant et leur après….

  2. Hughes de Courson dit :

    Magnifique texte Nathalie! Personnellement, lorsque je suis ému par une musique, je la réécoute jusqu’à plus de 40 fois, et aussitôt, je sais que cela changera inévitablement ma manière de composer. autodidacte, je suis perpétuellement en apprentissage. J’ai souvent les larmes aux yeux lorsque j’écoute, quelquefois aussi lorsque je chante ou chantonne. Mais quand je compose ou joue ou chante, je me sens toujours inassouvi, j’ai toujours l’impression de poursuivre une extase qui se dérobe toujours au dernier moment, un orgasme qui ne se déclenche jamais totalement…..

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