Je connais des bilingues parfaitement dissociés, avec une indépendance franco-espagnole aussi virtuose que celle des batteurs dont le bras droit bat une mesure et le bras gauche une autre.
Ce n’est pas mon cas, et le français étant mon bras droit, je reste troublée par ce qu’on appelle les faux amis.
J’ai du mal, par exemple à me mettre dans le crâne que bizarro en espagnol signifie brave et dans un second temps généreux. « Un bizarro caballero » éveillera en moi l’image de Don Quichotte ou du chevalier sans corps d’Italo Calvino, et « un bizarro donador » celle d’un milliardaire excentrique.
Mon attitude est ici tout à fait francocentriste, car selon Robert et la grammaire Brunot et Bruneau, notre bizarre français est un emprunt à l’espagnol, qui l’aurait lui-même emprunté, selon el Diccionario de la Real Academia, à l’italien bizzarro qui signifiait irascible. (Il est singulier qu’un irascible Italien devienne un brave Espagnol puis un insolite Français.)
Mais je dirai à ma décharge que si le sens de bizarre a éclipsé pour moi injustement celui de bizarro, c’est que la fortune de ce mot au cours des deux derniers siècles a été grande en France, avec Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre », et surtout la voix de Louis Jouvet qui nous gratte encore la tête : « Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre».
Mais il existe aussi entre les langues des amis de fortune. Je n’ai aucune difficulté à accueillir en espagnol el gandul, le fainéant, le bon à rien insolent, qui a pour anagramme dans notre langue, article compris, (je ne crois pas que Google ait encore répertorié les anagrammes bilingues) le glandu, sans étymologie commune et d’un niveau de langue nettement moins élégant (je viens de lire la rime “gandul / azul” dans un poème de Rubén Darío). Le glandu désigne un individu niais et bas, ou un Français moyen râleur et raciste interprété dans les années 80 par Thierry Le Luron. Ce hasard des langues qui me ravit fait aussi que le verbe gandulear a un sens très voisin de notre glandouiller.
Quel est l’intérêt de ces remarques ? Je ne sais pas. Quelque chose comme le “plurilinguisme joyeux” dont parle Hélène Cixous dans Une autobiographie allemande. J’aime tripoter les mots, les mettre côte à côte, les superposer ou les extraire les uns des autres. J’ai du plaisir à exercer mes deux paires d’oreilles, ou à rassembler en un même roulement trébuchant de caisse-claire mon bras droit et mon bras gauche.