Pokoï

Certains mots qu’on lit nous restent longtemps en tête. Au début de son très original Dix Versions de Kafka♣ − essai qui aborde Kafka par le biais de ses premiers traducteurs − Maria Hruska nous fait découvrir un mot d’origine tchèque: pokoï.

Le pokoï est une chambre à soi, et un peu plus que ça. C’est un lieu physique, mais c’est surtout un lieu intérieur portatif où l’on s’ancre mentalement, où l’on ne fait corps qu’avec soi à l’écart des bruits du monde. Cette construction intime est très précieuse en cas d’exil, et Kafka en avait aussi particulièrement besoin dans l’appartement familial de Prague. Le pokoï assure au moi « une continuité en dépit des ruptures et des incohérences de la vie » et peut être tapissé de lectures, de carnets, de musiques, de tableaux ….

Ce qui me séduit particulièrement est que Maria Hruska le décrit comme «amniotique », comparable à une couverture, au « plaid qui enroule, nourrit et singularise l’histoire que nous racontons à nous-mêmes et au monde. »

J’aurais eu envie de rebaptiser ce blog Pokoï, comme un voeu pieux, mais je crois que le nom est déjà pris : Maria Hruska est sur le point de publier un nouvel essai qui porte ce titre, et que je m’empresserai de lire car c’est visiblement une notion qui lui tient à coeur. Évoluant entre cinq langues et au moins quatre pays, elle a eu besoin, je suppose, de se lover dans un pokoï qui lui assurait sa continuité d’existence. Je me représente alors ce futur livre comme un creusement du précédent et comme un élargissement de l’espace d’écriture de Maria Hruska.

À suivre !

♣ Une note de lecture est consacrée à ce livre dans Poesibao : https://www.poesibao.fr/maia-hruska-dix-versions-de-kafka-par-isabelle-baladine-howald/

 

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Contrastes parisiens

Au mois de juin, je postais gaiement sur Facebook :

“Non, cette voiture n’est pas tirée de Barbie Princesse, mais de la rue Oberkampf, Paris 11ème. Je l’ai photographiée cet après-midi en allant chercher mon pain. “I’ll buy you a Cadillac”, ai-je chanté en sortant de la boulangerie Landemaine.”

Au mois de septembre, en revenant du marché, j’ai pris des photos  à vingt mètres de là.

Et j’ai passé mon chemin sans chanter.

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Dix ans

Je viens de renouveler mon abonnement à ce blog que j’ai ouvert en septembre 2015, et c’est avec le peintre poète Christian Dotremont que je souhaite célébrer ce dixième anniversaire.

 

Le tableau, peint à l’encre de Chine dans les années 70, est un logogramme : « dessin de mots » ou « peinture de langage », comme aime à les réaliser l’artiste. On peut lire sa version alphabétique en bas, tracée au crayon avec une petite écriture régulière  :

Quelquefois le temps semble libre. Nous avons comme terminé quelque chose et ne devons pas tout de suite entreprendre autre chose. Ce qui peut venir d’une fatigue, qui nous empêche de penser tout de suite à autre chose, ou d’une paresse. Quelquefois le désir dort au fond de la fatigue ou de la paresse, et nous pouvons le réveiller, n’est-ce pas ? Eh bien, justement, quelquefois, dans ces interstices de temps plus ou moins réellement libre, entrons-y.

Qu’est-ce qui m’a saisie quand je suis passée l’autre jour au Grand Palais devant cette œuvre ? Je n’ai pas ces derniers temps “terminé quelque chose” et je ne m’apprête pas à “entreprendre autre chose”. Mais je souhaite entrer dans l’espace de liberté que me propose Dotremont et j’ai puisé une énergie dans les boucles et les ailes de son dessin. Quand je me suis approchée, cette énergie accueillante a continué à se diffuser en moi par la question douce et par “entrons-y” − comme une invitation à renaître.

J’ai assisté en mars 2015, à la Maison de Balzac, à une conférence de Michel Butor sur Christian Dotremont. Une bouffée d’air printanier après un hiver marqué par les attentats contre Charlie Hebdo. Je me souviens de la gaieté de  Butor parlant des logogrammes que Dotremont traçait en Finlande dans la neige qu’il utilisait comme un gigantesque carnet, et des dernières années de sa vie où, à moins de 60 ans, il s’était réfugié dans “une espèce d’EHPAD” pour continuer inlassablement à tracer ses boucles rêveuses et ses  caractères d’écolier.

Quant à Butor, qui approchait des 90 ans avec sa grosse barbe et sa salopette, il parlait aussi de faire une édition de la poésie de Victor Hugo sans majuscule en début de vers pour que les mots se déversent mieux les uns sur les autres. Qui osera en faire un jour un logogramme ?

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Deux joies simples

Bouffée d’utopie…

… à l’exposition Art Brut qui se déroule pour quelques jours encore au Grand Palais à Paris. Dans la première salle, Hans-Jörg Georgi nous embarque, avec Réparer le monde, dans un avion-arche de Noé fait de boîtes à chaussures découpées et collées.

Cet instant de joie s’est prolongé pendant toute ma déambulation dans l’exposition. En sortant, il pleuvait des marrons. j’en ai ramassé un sans recevoir de bogue piquante sur la tête. C’était doux dans ma main sur le chemin du retour.

Guillevic

Il ne m’arrive pas d’ouvrir un livre de Guillevic sans y trouver une nourriture. Voici ce que j’ai lu quand je suis revenue de la plage de grand matin :

Je suis allé sur la plage,
J’ai marché le long des vagues.

Je vais et je marche
Pour être compagnon de l’océan,

Avec l’espoir qu’il m’aidera
À trouver comment écrire sur lui.

Et sans doute,
Me connaîtrai-je mieux alors.

Art poétique, 1989

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Deux notes d’août

Noms d’insectes

C’est le mois où l’on rêve au nom des insectes.

Malheureusement, tous ne peuvent pas s’appeler Libellule ou Coccinelle.

Les Gendarmes, rouges et noirs eux aussi, ont eu la malchance d’être comparés aux gardes de Louis XVI et de recevoir un nom sévère. Leur dos est un masque africain, mais quel intérêt portait-on aux masques africains à l’époque de Louis XVI ?

Photo Wikipedia

 

Désagréable aussi, le nom de cloporte pour ce discret crustacé terrestre, si seul de son espèce qu’il se cache sous les pierres.
Etc.

Napoléon

Je ne parle pas du poisson de ce nom mais de l’empereur (je ne parle pas non plus du pingouin).

Je suis cet été en contact avec deux romans qu’a priori je ne songeais pas du tout à comparer : Le Comte de Monte-Cristo (lacune de ma jeunesse que je répare sur le tard) ; et un roman japonais en cours de traduction : le personnage principal est inspiré de l’artiste Tarô Okamoto (1911-1996) qui a vécu à Paris entre 1929 et 1939. Le Musée du Quai Branly lui consacre en ce moment une exposition.


Il n’est pas étonnant que Le Comte de Monte-Cristo soit, jusque dans la structure des chapitres ‒ et même des phrases ‒ débordant de cette énergie napoléonienne que l’on trouve chez le personnage comme chez son auteur (et chez le père de son auteur qui accompagna Bonaparte dans les campagnes d’Italie et d’Egypte). En revanche, je suis surprise que le personnage de l’artiste japonais soit si imprégné de cette figure légendaire française. Y aurait-il un lien particulier entre l’image de Napoléon et le Japon ? Quand je suis allée, il y a quelques années, dans la ville de Matsue, sur la côte Ouest de l’île de Honshû, et que j’ai dit à un chauffeur de taxi que j’étais française, il s’est aussitôt exclamé, avec un sourire : « Napoléon » !
(Quand j’ai dit l’année dernière à Rome à un chauffeur de taxi que j’étais française, il s’est exclamé plus banalement : « Macron » !)

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Emmanuel Moses

Il y a des gens qui sont poètes comme ils respirent. Voici un poème d’Emmanuel Moses que j’ai trouvé ce matin sur Facebook et que je reproduis ici avec son aimable autorisation :

DANS LE TRAIN

Derrière moi, un pied s’agite

Et en face, deux petits pieds reposent sur les genoux d’un père

J’ai encore en tête les pieds en chaussettes sur un siège vide

En revenant du bar avec ma minuscule bouteille de vin noir

Bref, je suis entouré de pieds

Ou bien c’est moi qui ne vois qu’eux,

Qui ai l’impression que le monde n’est fait que de pieds,

Qu’il s’est réduit tristement à des pieds

Suite à quelque cataclysme qui a effacé tout le reste, son immense variété féerique,

Les voyages sont curieux

Ils vous forcent à réfléchir

Alors que vous ne souhaitez peut-être au contraire que suspendre votre réflexion

Que vous imaginer, le temps du trajet,

Dépourvu de toute activité mentale,

Cette malédiction dont la vie, dès son origine, vous a frappé.

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Moi

« J’écris quand je sens que je passe par moi », dit Georges Perros (Papiers collés, 2).
«J’écris aussi loin que possible de moi », dit André Du Bouchet (Dans la chaleur vacante).

Ces deux affirmations, qui en onze syllabes se ressemblent au point qu’elles ont l’air de se répondre, ne sont pas selon moi contradictoires. Tout réside, bien sûr, dans le je et le moi dont il est question. On pourrait en faire une dissertation où figureraient le “Je est un autre” de Rimbaud, bien sûr, et le fragment du monologue du Figaro de Beaumarchais que j’aime tant (Acte V scène 2) : ” (…) quel est ce Moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues”.

Mais pour être honnête, la phrase de Georges Perros − que j’ai trouvée en exergue du livre de François de Cornière Un peu de nos vies –, me parle davantage en ce moment, comme une injonction à ne pas trop me cacher  derrière des paravents de citations.

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Un peuplier suffit

Je pense souvent à Jacques Robinet, disparu il y a un peu plus d’un an, le 29 juin 2024. Ce matin je me demandais encore comment, avec son corps à bout de forces depuis tant d’années, il parvenait à conserver sa douceur, sa patience, et cette capacité d’émerveillement qui lui faisait écrire :

Un peuplier suffit
  à mettre la mort en berne
La vie à travers lui frissonne
       des racines à la cime

L’Herbe entre les pierres, éditions Unicité, 2024.

Ses commentaires chaleureux et poétiques sur ce blog me manquent.

Alors voici une simple phrase, picorée dans un courriel :

Ne me préoccupe et ne m’intéresse que ce qui va dans le sens d’une ouverture, d’un accord possible entre l’Espérance et nous.

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La vie et les livres

Je suis dans l’autobus 96 devant l’église Saint-Paul-Saint-Louis. Assis derrière moi, un couple bien vêtu d’âge moyen regarde par la fenêtre. L’homme dit : « Tu as vu ces deux femmes voilées assises sur le banc devant l’église ! Comment peut-on être voilée de cette manière ! Surtout devant une église ! Comment peut-on accepter cette soumission ! »
Quelque chose dans le ton méprisant de cette remarque m’exaspère. Je me retourne  et je dis: « Qu’est-ce qui vous permet de porter des jugements aussi rapides et péremptoires ? »
L’homme bien vêtu me toise et rétorque : « Mêlez-vous de vos affaires et retournez à votre livre ».

Ce que je m’empresse de faire. Il s’agit d’un recueil de microfictions de Nathalie Nouel : Souvent la vie se moque de nous.

Un certain Julien, en voiture avec sa femme et son fils, monologue intérieurement :
Les nanas, ça pleure à tout bout de champ. Jamais je ne réconforterai une femme si j’en ai pas validé la raison. (…) Oui, je persiste et signe, la plus grande partie des pauvres sont des fainéants. Il faut les voir à la Cité des Mureaux près de mon travail, (…) avec leur téléphone de dernière génération collé à l’oreille…

J’ai envie de lire ce texte tout haut pour en faire profiter mes voisins de derrière, mais je préfère ne pas rater ma station.

Le lendemain, belle journée de juin, je m’assieds sur un banc dans le charmant patio de la bibliothèque Marguerite Audoux, avec Jacques Ancet à la main.

Je lis :
La solitude est lumineuse. Elle a des jours jaunes. Elle a des voix. Si proches qu’on ne les reconnaît pas. Elle a du sel, du temps. Elle a un banc, mais qui vient s’y asseoir ?

Moi. Et je remercie Jacques Ancet de m’apporter la paix intérieure dont j’ai parfois besoin.

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Deux notes de juin

Grenouilles

Je lis un fragment du Journal de Kafka de 1921 :

Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde (…)

… Et une image immédiate surgit dans ma tête : les bonds, les plongeons, les coassements joyeux d’une bande de grenouilles vertes sur la petite mare du square Henri Karcher qui borde le Père-Lachaise.

La splendeur de la vie peut surgir près d’un cimetière, sur une mare ensoleillée, à la saison des amours des grenouilles.

Plonger                                                                                                                    

Copie d’un pastel sur papier de Lucien Lévy-Dhurmer, “La Calanque”(vers 1936), faite par ma soeur Yomi. L’ange qu’elle ajoute, c’est moi.

À propos d’anges ou de grenouilles, j’ai beaucoup aimé plonger. Seule ou avec ma bande de cousines, du haut d’un plongeoir ou de rochers. Je me rappelle surtout ce long temps d’hésitation qui pouvait durer des jours, des semaines, le mois de juillet entier ; puis la joie de recommencer quand j’avais enfin osé. Car lorsqu’on plonge une fois, on aime plonger trois, quatre, dix fois, comme ces gamins dans les ports qui se succèdent sur les quais et sur les échelles et dont j’envie toujours l’activité joyeuse.

Récemment, dans la nef du Musée d’Orsay, j’ai été attirée par cette sculpture réaliste d’Elmgreen & Dragset, judicieusement intitulée The Choice.

Les deux artistes scandinaves expliquent leur œuvre ainsi :
Le plongeoir est un objet familier. Néanmoins, il crée un drame visuel avec le petit garçon sur le bord. Encore une fois de façon solitaire, il est confronté à une décision, celle de sauter ou pas. Va-t-il surmonter héroïquement ses peurs, comme on l’attend souvent d’un jeune garçon, ou va-t-il simplement redescendre, faisant ainsi preuve d’une autre forme de courage ?

En ce qui me concerne, je pensais plutôt, en redescendant : “Pas assez de courage… mais qui sait si demain ?” Ou, quand j’étais avec les cousines : “J’ai pas trouvé mon moment”, et on se comprenait. Personne n’attendait quelque chose de moi. C’est l’avantage, parfois, d’être une fille.

 

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