Clinophilie

Annie Ernaux parle d’un mendiant au pied de son immeuble, qu’elle a connu il y a un certain nombre d’années debout, et plus tard assis.

Elle ne dit pas ce qu’il est devenu ensuite mais on le devine : aujourd’hui de plus en plus de mendiants sont couchés, faisant revenir en moi le vers de Baudelaire :

Résigne-toi, mon cœur, dors ton sommeil de brute.

J’ai appris il y a une semaine le mot clinophilie  qui ne figure ni dans mon petit Robert des années 80 ni dans le CNRTL en ligne. Mais ce terme de psychiatrie commence à passer dans le langage courant car on le trouve dans le Wiktionnaire :

La clinophilie est le fait de rester au lit, la journée, allongé, pendant des heures, tout en étant éveillé. C’est un des premiers symptômes de la dépression, ou de la schizophrénie. Les clinophiles ressentent généralement un sentiment d’isolement et de tristesse refoulée.

L’air du temps est à la clinophilie, psychique ou sociale, c’est selon. C’est la forme que prend le goût du néant quand la colère nous quitte.

Il existe aussi une clinophilie littéraire, oblomovienne, dont je ferai peut-être état un jour. Claudio Ferrandiz m’en donne ci-dessous un avant-goût en commentaire, avec l’exemple extraordinaire du romancier uruguayen Juan Carlos Onetti qui passa les 12 dernières années de sa vie au lit (il y reçut le prix Cervantes), affirmant que c’était là qu’avait lieu “tout ce qui est important”.  De son côté, sa femme parlait plutôt de “paresse”.

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Colère

Le mot est à la mode.

Mes colères m’ayant toujours nui, on ne me fera jamais adhérer à une de ces communautés de colère qui poussent aujourd’hui comme des herpès. Si je devais adhérer à une communauté, elle serait d’inquiétude.

Il existe sur Facebook un « like » de colère rouge et sourcils froncés, mais il n’en existe aucun pour l’inquiétude, et ce signe des temps m’effraie.

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Pour une traduction grumeleuse : L’homme dans un étui

La meilleure traduction d’une langue à une autre n’est pas toujours la plus lisse. Christiane Veschambre me donnerait raison dans son livre Basse langue (voir ici, billet du 5 novembre). Ce qu’il faut s’efforcer de retrouver, suggère-t-elle, ce sont “les tripes” du texte original : “Changez la grammaire tant que vous voulez, mais laissez-y les tripes”, dit le fantôme du capitaine Gregg à Mrs Muir en lui dictant ses Mémoires dans le film de Mankiewicz (p. 126).

Une de mes nouvelles préférées de Tchekhov est celle qui s’intitule en Pléiade, dans la traduction d’Edouard Parayre : L’Homme à l’étui. Or, la première fois que j’ai lu ce remarquable récit, c’est en collection Librio dans la traduction de Colette Stoïanov sous le titre : Un Homme dans un étui (dernière nouvelle du recueil La Salle n° 6). L’indéfini “un”, et surtout la  préposition “dans”, plus inattendue et grumeleuse que le plat « à » sans tripes, correspond exactement au contenu de cette histoire d’un professeur de grec enfermé dans son savoir comme dans les bottes en caoutchouc qu’il porte hiver comme été. Vérification faite auprès d’une russophone, la préposition employée par Tchekhov est bien “dans”. Son personnage est un homme qui se range lui-même dans une housse protectrice et non quelqu’un qui possède un étui comme un attribut extérieur à soi.

Un coup d’œil sur internet me fait découvrir avec chagrin que L’homme à l’étui, traduction qu’avait, avant Edouard Parayre, choisie Denis Roche (le traducteur limousin), est apparemment le titre consacré. Je n’ai pas encore trouvé de trace d’une traduction d’André Markowicz pour ce récit, mais peut-être viendra-t-elle bientôt nous offrir quelques bons grumeaux de pâte de langue.

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Lecture grumeleuse

J’ai assisté l’année dernière à une lecture, par Christiane Veschambre que je n’avais jamais vue, d’extraits de son livre au nom intrigant : Basse langue, publié aux éditions Isabelle Sauvage (elle en a depuis publié un autre qui est le prolongement de celui-ci : Ecrire. Un caractère).

La basse langue, c’est mon pays, une langue sans mémoire, une lande où pousseraient en même temps un vif esprit et les mottes de la taupe excavatrice (p. 109).

C’est une langue « grondante, souterraine », imprononçable, et qui demande pourtant à être articulée.

Christiane Veschambre se donne pour tâche de faire remonter en elle cette langue enfouie et invite son lecteur à la suivre. Une opposition entre le « lisse » et le « grumeleux”, contenue dans sa recherche, a vite accroché mon imagination tactile :

La lecture lisse fait, à vrai dire, comme s’il n’y avait pas d’écart (p. 25).

La lecture grumeleuse tient dans ses mains la langue, ses accidents, tâte pour trouver ses prises et l’éprouve tout entière quand elle en tient une (p. 27).

Et je me suis ressouvenue que les écrivains que je préfère sont souvent ceux dont un mot vient me surprendre au milieu d’une phrase, comme un bouton sur une peau unie, une taupinière sur une pelouse, un grumeau dans la pâte de la langue. Certains poèmes ne peuvent même être lus que comme une succession de grumeaux :

Et go to go and go
Et garce !
Sarcopèle sur saricot,
Bourbourane à talico,
On te bourdourra le bodogo,
Bodogi.
Croupe, croupe à la Chinon.
Et bourrecul à la misère.

(Henri Michaux, « Articulations », Mes Propriétés)

« Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre », dit aussi Michaux,  si fréquemment habité par sa « basse-langue » que Christiane Veschambre l’aime, j’en suis sûre.

Je suis allée la voir un peu timidement à la fin de la séance avec son livre à la main et elle m’a fait une dédicace qui  m’est allée droit au coeur :

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Dialogue du maître et du disciple

― Vous n’y êtes pas tout à fait, vous avez progressé mais vous n’y êtes pas tout à fait, ne disait pas le maître, mais son silence le disait.
― Je ne suis pas tout à fait où ? demandait le disciple. Y a-t-il un signe qui me dira que j’y suis arrivé ?
Le maître ne répondait pas quand le disciple disait ça.
― Qui dira que j’y suis arrivé ? insistait le disciple. Est-il d’ailleurs question d’arriver quelque part ? Arrive-t-on quelque part ?
Le maître ne répondait toujours pas quand le disciple disait ça, et le disciple comprenait que pour le maître la question n’était pas là.
― Si on n’arrive pas quelque part et si la question n’est pas là, où est-elle ? insistait le disciple. Quand pourrai-je considérer que mon apprentissage est terminé, et quand pourrai-je vous quitter s’il n’y a aucun signe que je puisse le faire ? Suis-je à tout jamais rivé à vous par le sentiment de mon insuffisance ? Et n’est-ce pas le fait que je reste rivé à vous qui crée cette insuffisance ? Ma présence ici n’est-elle pas justement ce en quoi consiste mon insuffisance ? Le sentiment de manque que j’éprouverai en me séparant de vous n’est-il pas préférable au sentiment d’éternelle, incurable insuffisance que j’éprouve en restant près de vous ?
De temps en temps le maître hochait la tête et disait :
― Il y a un moment où vous sentirez que l’heure de la séparation est venue.
― En attendant je me casse les dents sur l’os de mon insuffisance, disait le disciple. Mes dents sont des chicots qui s’enfoncent dans mes gencives et ma langue au fil des ans n’est plus qu’un moignon.
Et le disciple pleurait.
Parfois le maître soupirait et disait :
― Ce sentiment de votre insuffisance vous rive à moi, mais c’est vous qui le créez pour rendre cette relation interminable. C’est vous qui vous soumettez à moi par le sentiment interminable de votre insuffisance, et tant qu’il en sera ainsi notre relation n’est pas finie.
― En admettant que je me tisse moi-même la toile où je me débats, comment pouvez-vous prétendre aller dans le sens de mon émancipation, comme tout maître digne de ce nom, et accepter en même temps la dépendance que je me donne ? se révoltait le disciple. N’êtes-vous pas précisément, en affirmant que notre relation n’est pas finie, en train d’entretenir mon incurable sentiment d’insuffisance ?
Le maître balançait ses jambes et laissait le disciple s’embrouiller avec un regard bleu et droit.
Une nuit, le disciple rêva qu’un philosophe de renom le virait cavalièrement de son séminaire car il n’appréciait pas la façon un peu ironique qu’avait l’étudiant de se tenir sur ses gardes tout en s’asseyant ponctuellement au premier rang. Le disciple ne se sentait pas humilié de son renvoi. Il n’hésitait pas beaucoup à partir car il comprenait que sa relation à ce maître et à tous les maîtres était achevée, que son penchant à se donner des maîtres avait disparu. Quand le disciple se réveilla, il était assez calme. Retourna-t-il chez son maître pour lui raconter ça ? Je crois que non. Était-ce d’ailleurs vraiment un maître ?

J’attendais depuis un an de terminer ce dialogue griffonné dans un train, quand je me suis aperçue qu’il était aussi interminable que ce dont il parle. Comme je ne savais pas non plus ne pas le terminer je l’ai saisi sur une page word dans l’espoir de trouver à son interminable piétinement un dénouement inopiné. Ce dénouement m’est venu il y a quelques jours par le rêve que je viens de narrer.

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Pas de vague 1

Le journal Le Parisien se demande aujourd’hui : “Pourquoi l’omerta a tant duré ?” “Pourquoi les enseignants n’ont-ils pas parlé ?” Les enseignants ont très souvent parlé, ils n’ont jamais cessé de parler, les enseignants savent ce qu’est parler, et la question du Parisien donne la mesure de l’indifférence générale à cette parole.

Tirés d’Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin, 2014), quelques riens qui ont constitué l’air du temps de 1995 à 2005 et préparé les années qui ont suivi. Les faits rapportés ici sont  vrais.

Escarmouche 1

Oui, le professeur de la salle d’à côté a vu quels élèves de la terrible 3ème 5 ont cassé, dans l’escalier, la jambe du souffre-douleur de la 6ème 3. Indigné, il promet à Franca : « Oui, je le dis de ce pas à la Direction, cette violence est intolérable ».

Quelques jours après, le professeur de la salle d’à côté répond à Franca : « A la Direction ? Quel escalier ?… Ah, mince, c’est vrai ! Mais j’aurais du mal à les reconnaître, tu sais ? »

Le professeur de la salle d’à côté n’est pas sous l’emprise d’une menace de grand frère, il respire la bonne foi. Il a sincèrement oublié qu’il a vu, et oublié qu’il a dit avoir vu. Il a oublié aussi que le blondinet de la 6ème 3 s’appelle Yaël Levine. Tant d’autres incidents ont occupé le devant de la scène que tout s’est noyé.

Escarmouche 2

Madame S. tapote le dos d’un élève de cinquième pour le faire entrer dans la salle de cours. L’élève se retourne : « Ne me touchez pas, vous êtes impure ». La Direction du collège n’ayant pas réagi à son rapport, Madame S, qui en avait déjà gros sur le cœur, a donné sa démission.

Le papa d’Octavio

Franca et Madame la Conseillère Principale d’Education reçoivent le père d’Octavio. L’année n’a pas bien commencé : retards, bavardages, refus de se déplacer, provocations diverses. Après la mise en garde, il faut envisager une sanction. Le père supplie : — Je vous en prie, pas trop sévère, c’est un garçon très sensible qui a souffert dans sa petite enfance.

Quand il n’est pas content, Octavio bat son père. Il lui a cassé le nez l’autre jour  avec une télécommande.

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Pas de vague 2 : les rapports de discipline

« La punition a disparu de l’école. Trop répressive, explique Franca. On parle maintenant de sanction. Sanctionner, c’est prescrire après réflexion, accomplir un geste éducatif. Si je mets un perturbateur à la porte, c’est accompagné du délégué de classe avec un premier billet rapide pour le Conseiller Principal d’Education. Le jour même je dois également rédiger un rapport circonstancié pour la Direction justifiant l’exclusion et demandant une sanction adaptée à l’incident.

L’exercice de rédaction de ce rapport est d’une extrême difficulté : il faut aligner des mots qui ne risquent pas de déclencher de protestation de la part de l’élève ou de ses parents, il faut construire des phrases bannissant toute expression comme : attitude insolente  ou  arrogante. Il est préférable que chaque reproche soit accompagné d’un ou deux adverbes d’atténuation :  Quelquefois, relativement souvent ; voire de compliments : Malgré sa participation active, Brian a une attitude parfois à la limite de l’acceptable. Si  Brian a marmonné, lors d’un quatrième rappel à l’ordre : Elle/ça me casse les couilles, la sanction sera plus légère si le pronom  ça a été employé plutôt que le pronom elle, et comme Brian aura parlé dans ses dents on lui accordera le bénéfice du doute.

Etc.

Lorsqu’un élève perturbe la classe, résume Franca, il sera peut-être sanctionné, mais moi je serai tacitement jugée par le Proviseur, par le Conseiller Principal d’Education, par les autres élèves, par les parents, et par moi-même qui dois renoncer à une image d’enseignante ouverte, ferme et souplement directive pour devenir détestable et malheureuse.

A l’école aujourd’hui, en un éclat de voix, le gourou et la sainte laïque deviennent tyranneau de guignol, vieille fille frustrée, chaloupe au milieu de la tempête, coquille qu’écrase un casse-noix.

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Langues maternelles

« N’y a-t-il pas dans toute langue dite étrangère une part qui nous est familière ? » dit Mireille Gansel dans un entretien avec Florence Trocmé, « … des langues autres que la langue maternelle et que nous ne parlons pas, que nous ne comprenons pas, mais dont la sonorité, les accents, les intonations, nous sont soudain étrangement si familiers dès qu’on les entend ». Mireille Gansel – avec son oreille de traductrice – a l’art de toucher aux questions les plus passionnantes. Toutefois la langue à laquelle elle fait ici principalement référence est le hongrois, langue du père qu’elle entendait de temps en temps dans son enfance sans qu’il la lui apprenne.

Mais que dire du sentiment de familiarité d’une langue que l’on n’entendait pas dans l’enfance et qu’on ne parle absolument pas ? Je l’éprouve avec le russe que j’ai envie d’appeler « langue natale », comme si j’avais été bercée par une nounou russe,  ou comme si le russe était la langue commune à toute l’humanité avant Babel. Peut-être cet aspect maternel et viscéral des sonorités du russe (que je ne sais décrire précisément) a-t-il contribué à rendre cette langue particulièrement nostalgique et littéraire.

En lien, la manière stimulante dont André Markowicz parle pour la revue Vacarme de sa traduction de l’oeuvre de Dostoïevski. L’article s’intitule : “La voix de Dostoïevski”  https://vacarme.org/article2048.html

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Mouvements de l’âme

L’âme, cylindre de bois qui transmet les vibrations des cordes au fond du violon, est introduite par le luthier au moyen d’une pince à âme dans une des deux ouïes « en f » de l’instrument.

Une petite âme dans l’ouïe, pour “renouer la mélodie” ?

Une grammaire de mon enfance disait que, contrairement au mode indicatif qui actualise,  le subjonctif s’occupe des choses incertaines et des “mouvements de l’âme”.  Cette expression me fait penser aux “merveilleux nuages” que Baudelaire voyait passer à Honfleur.

 

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Encore des notes

Connaître

Je crois avoir passé l’âge d’être pédante et je commence à passer l’âge d’être anti-pédante. Vais-je enfin connaître librement ?

Désarroi, alacrité

MN a déposé la semaine dernière dans notre conversation deux mots anciens et beaux : désarroi, qui signifie « désordre dans l’arroi », l’équipage accompagnant un personnage ; et alacrité, qui a donné ensuite allégresse : “enjouement, entrain”. Ce dépôt m’est d’autant plus agréable qu’alacrité était employé par MN pour me caractériser (mais, sans qu’elle l’ait dit ni pensé,  désarroi me caractérise un peu aussi.)

Ces petites notes – et en général les billets de ce blog – sont parfois des amorces, des sortes d’aliments qui pourront ou non prendre place un jour dans un autre ensemble. Ce sont aussi, de plus en plus souvent, des prolongements personnels ou des à-côté d’articles de La Cause littéraire, comme un repas de restes.

 

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