Les petits poissons de Balzac

J’évoquais le 6 juillet sur ce blog l’agacement d’André Du Bouchet devant les jeux de mots et je me promettais, un peu chiffonnée, de relire une œuvre de Balzac où ils abondent : Un Début dans la vie. C’est chose faite. Le début du roman retrace un trajet en « coucou » (voiture publique) entre Paris et L’Isle-Adam au cours duquel des jeunes gens qui ne se connaissent pas font assaut de fanfaronnades et de plaisanteries. L’un d’eux, apprenti peintre surnommé Mistigris, s’amuse à déformer les expressions toutes faites  ̶ jeu que pratiqueront près d’un siècle plus tard les surréalistes  ̶ car « en ce moment, la mode d’estropier les proverbes régnait dans les ateliers de peinture. C’était un triomphe que de trouver un changement de quelques lettres ou d’un mot à peu près semblable qui laissait au proverbe un sens baroque ou cocasse ».

Mistigris nous en offre un vaste échantillon raccordé de manière plus ou moins tirée par les cheveux à la conversation qui se déroule dans la voiture :

Les petits poissons font les grandes rivières
On a vu des rois épousseter des bergères
Qui veut noyer son chien l’accuse de la nage
Le voilà comme un âne en plaine
On ne trousse jamais ce qu’on cherche
Etc.

Bien sûr, à la différence des surréalistes, Balzac attribue ces jeux de mots à certains personnages et ses blagues de rapins sont mises très efficacement au service d’un projet réaliste, comme lorsque les pensionnaires du Père Goriot s’amusent à terminer les mots en -rama selon une mode des années 1830. Mais j’entends aussi ces calembours comme des éclats de rire dont le romancier parsème son roman, avec une jubilation gratuite comparable à celle qu’il doit éprouver quand il tord la langue pour transcrire l’accent alsacien du Baron de Nucingen :  – Fûs nus brenez tonc bir tes follères (« Vous nous prenez donc pour des voleurs », Splendeurs et misères des courtisanes) ; ou lorsqu’il fait écrire une lettre d’adieu par la grisette Ida dans Ferragus :  – Adieu, maman, je te lege tout ce que j’é (…) comme il a souffert ce povre cha » (« je te lègue tout ce que j’ai. Comme il a souffert ce pauvre chat »). Toute personne ayant, dans sa vie, corrigé des fautes d’orthographe sait que « povre cha » est aussi contraire à la vraisemblance dysorthographique que les deux démonstratifs « ce » parfaitement conformes aux lois de la grammaire.

Cette manière de malaxer le langage comme une pâte ou un ballon gonflable sans se soucier de coller strictement au réel fait partie de ce qui plaît à ceux qui aiment Balzac, et les amène à sourire avec une qualité de tendresse que ne suscite aucun autre écrivain. Comme l’a remarqué Proust, « Les autres romanciers, on les aime en se soumettant à eux, on reçoit d’un Tolstoï la vérité comme de quelqu’un de plus grand et de plus pur que soi » (Sainte-Beuve et Balzac, p. 272). A l’inverse aimer Balzac n’intimide pas, malgré toute l’immensité de son génie, en partie grâce à cette absence de « pureté », à cette gaieté un peu brouillonne qui éclate partout dans l’œuvre.

« La fraîcheur, c’est le langage qui ne se referme pas sur soi », disait André Du Bouchet pour argumenter son dégoût des jeux de mots. Oui, mais c’est la joie bon enfant, l’absence totale de gourme, l’amour de la langue pour elle-même, en un mot la fraîcheur qui alimentent les jeux de mots de Balzac, petits poissons frétillant dans sa grande rivière.

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Gisants

 

 

 

 

Un hasard objectif a fait voisiner sur ma galerie de Smartphone la photo d’une sculpture de sable trouvée lors de ma promenade du soir sur la plage de Franceville à marée montante (le lendemain matin il n’en restait pas une noix) avec celle d’un détail de la Mise au tombeau sculptée en 1515 par le Maître de Chaource, que m’avait envoyée L. dans l’après-midi. Les voici, suivies de la reproduction entière de la sublime sculpture  figurant dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Chaource (Aube).

(J’ai appris depuis que mon sculpteur éphémère s’appelle Richard Bois, surnommé “le Rodin des plages de Bretagne”, qui apparemment nous a honorés l’autre jour d’une discrète visite en Normandie.)

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Mon cahier douanier

Je tiens chez moi des cahiers réservés aux citations glanées dans les livres que je lis et qui, provenant de boutiques de musées, sont en somme eux-mêmes des citations. Voici la couverture du dernier :


Ces plantes et ces fruits, ces animaux qui en émergent ou s’y dissimulent, cette femme allongée qui semble attirer le rêve à elle, tout cela m’engage à entrer dans un monde de citations plus mien que celui d’un journal intime. Dans cette jungle de citations où je ne me perds pas, chaque phrase vient me toucher, non seulement parce qu’elle a été écrite par la main de Proust, Emaz, Gaspar, Lichtenberg, etc., mais parce que le fait même que je sélectionne, rassemble et relise des phrases qui vont, sans que je m’en aperçoive sur le moment, dans la même direction, me donne un espoir de coïncider plus étroitement avec moi-même. Ce cahier ne trompe pas. Aurais-je sans m’en douter en moi une boussole, comme Proust vient personnellement me le dire dans ce cahier avec un « nous » dont je veux qu’il m’englobe ?

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous, comme l’aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation.

La suite parle des “réminiscences anticipées” que nous procurent ces écrivains : (ils) nous font plaisir comme d’aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire d’aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

Les citations de mon cahier douanier sont peut-être des ramiers, ou plutôt des coccinelles : peau et ailes à la fois, une peau qui se soulève en ailes.

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Couette de mots

La prose de Michel Leiris m’endort parfois, et soudain vrombit et me pique comme un moustique.
S’il est amateur de calembours et de mots déformés, Leiris juge avec sévérité les “plates atteintes au langage” que sont les argots familiaux, ces mots qui, loin de suggérer des associations inédites, servent à reconnaître les moutons du même troupeau.


Entre gens qui se voient journellement, il se crée fatalement des habitudes ; chacun se fige dans une attitude définie, née de la conception que les autres ont de lui ; chacun aussi a ses spécialités, ses « numéros ». C’est cela que je ne peux pas supporter, cela que je regarde comme un indice de momification et de gâtisme. (p. 189)

Issue d’une famille nombreuse j’ai moi-même, je l’avoue, abondamment pratiqué (et ce n’est pas fini) ces argots convenus des couvées familiales qui donnent à ses membres la sensation douillette d’être serrés les uns contre les autres sous une couette qui sent la poule. Enfant, je m’estimais heureuse que mon grand-père me distingue en m’appelant “Nathaloche”. Adolescente, j’ai adopté le jargon du clan contigu de mes cousines, “fillasses chéries” d’une tante collectionneuse de néologismes fantaisistes et de suffixes tendrement dépréciatifs. Avec mes frères et sœurs j’ai partagé divers hispanismes, puis un dialecte dissident et blasphématoire qui consistait à parsemer de grossièretés certaines expressions  parentales et grand-parentales.

Les paroles si justes de Leiris me sont des injonctions à secouer toutes ces plumes et à suspendre ma couette de mots familiaux à la fenêtre. Que perdrai-je si un coup de vent l’emporte ?

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Jeux de mots

Quand j’ai lu qu’André Du Bouchet n’aimait pas les jeux de mots, j’ai pensé à Rabelais, à Michel Leiris, aux surréalistes, et j’ai éprouvé cette petite tristesse que l’on a quand des gens qu’on aime ne s’aiment pas entre eux.

« Ce qui est un jeu dans le langage, jeu conscient, m’agace (…), dit André Du Bouchet à Alain Veinstein. Ça tourne en rond. Ça se boucle sur soi, ça ne va pas très loin, ça ne se déplace pas. (…) Un mot qui mène à un mot, qui boucle sur un mot, c’est du rebut. »

Du Bouchet va jusqu’à dire qu’il trouve les jeux de mots « répugnants » et ce dernier adjectif me désole : le plaisir qu’on éprouve à triturer et à déformer les mots est-il non seulement futile, mais aussi dégoûtant que de se fouiller l’intérieur du nez ?

Mais si j’y pense bien… Je ne suis jamais parvenue à lire jusqu’au bout les calembours poétiques de « l’espèce de lexique » qui constitue Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris. Certaines de ses définitions comme : « désir ̶ désert irisé » m’enchantent à moitié : l’étincelle donnée par « désir » et « irisé » s’éteint dans le « désert » qui les sépare. C’est beau pour évoquer les mirages du désir mais cela sent un peu le mot d’esprit. L’anagramme qui le suit me rappelle les  « mots tordus » des magazines pour enfants : « désir – rides inversé ». Un livre entier constitué de ce type de jeux de mots est sans respiration interne. Loin de soulever des ailes d’images, il finit par mettre le langage sous cloche.

J’accueille donc comme un bol d’air la suite des propos d’André Du Bouchet : « La fraîcheur, c’est le langage qui ne se referme pas sur soi ».

Mais en repensant à Rabelais, à Balzac, à tous les drolatiques, je me dis que la fraîcheur c’est aussi la gaieté, le langage qui s’amuse de lui-même comme dans Un début dans la vie, sixième récit de La Comédie humaine que je décide de relire dès que possible.

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“Habite ce qui t’empêche”

Aujourd’hui je ne trouve pas dans ma bibliothèque préférée ma place préférée devant la fenêtre du jardin. Je m’assieds et dépose ma pile de livres sur une table basse en lattes vertes assez avenante. Moins de trois minutes plus tard s’installe presque contre moi une jeune fille farineuse à chaussures pailletées qui pose un gobelet plein  de café à deux centimètres de mes livres. Je souffre toujours quand des aliments voisinent avec les livres, on dirait que certaines natures mortes ont été peintes par des personnes qui n’aiment pas les livres.

Raphaelle Peale : Still life with orange & book

Pendant que le café tiédit dans le gobelet bordé d’un rouge à lèvres écarlate qui me semble baver vers mes livres, un cliquetis d’ongles nacrés bleu-pâle déferle sur mes oreilles. Je n’aime pas beaucoup entendre les ongles longs cliqueter sur les claviers.

J’ouvre mon premier livre : Armand Dupuy, Mieux taire, un poète énigmatique et direct. Je copie sur mon cahier :

« Un seul arbre obsède et bouche la vue qui me
rappelle habite ce qui t’empêche. »

Je tourne des pages : “Tout me laisse plus seul ici”… “Les images s’apaisent dans le blanc des murs”…

Apaisée moi aussi par la profonde patience qui émane de ces paroles je relève la tête : La jeune fille a disparu. J’irai vider le gobelet dans les toilettes.

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A eux seuls un monde

Il y a des gens qui sont à eux seuls un monde. Quand je les vois j’ai l’impression d’entrer dans un pays familier, peut-être parce qu’ils me rappellent des personnes disparues dont ils sont les météorites.

Quand je lis Rosa Montero en espagnol j’oscille entre la joie et la nostalgie car j’ai l’impression d’entendre plein d’amies que j’ai perdues. C’est comme si les mots me sautaient joyeusement sur les genoux puis m’entraient dans le cœur en me faisant un peu mal.

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Le mot lunette

J’ai remarqué que lunette n’est plus souvent utilisé pour désigner l’accessoire ovale et percé du siège des cabinets d’aisance. De Leroy-Merlin à Allibert on semble éviter ce mot joliment cosmique comme s’il était chargé d’un voyeurisme embarrassant. On lui préfére les revêches  “abattants” avec “frein de chute silencieux et déclipsable ». Frein de chute de qui, de quoi ? De la lunette, qu’une fille qui passe aux WC après un garçon peut désormais rabattre sans faire « bang ».

Dans tous les dictionnaires cette acception hygiénique de lunette est placée parmi les premières, bien avant tout instrument d’optique. Le CNRTL fournit même deux exemples littéraires dont l’un est emprunté au Journal de Jules Renard : « Quand on a bien envie et qu’on peut – enfin ! – mettre son derrière sur la lunette, c’est une joie d’attendre encore un peu ».

 

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Le bondissement des choses

Bibliothèque Publique d’Information. Centre Georges Pompidou, Paris

Au lieu de lire le livre qui doit une fois de plus tout m’apporter, mes yeux fixent paresseusement deux hommes marchant dans l’allée centrale les pieds tournés vers le dehors et un port de tête allègre qui me les classe immédiatement dans la catégorie des directeurs. Ils saluent les bibliothécaires et j’ai beau guetter dans leur attitude une nuance de condescendance, je ne remarque rien qui puisse la suggérer tant ils m’ont l’air paisibles et posés en eux-mêmes comme seuls peuvent l’être des directeurs. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Pourquoi ces observations inutiles me pénètrent-elles d’une sensation douillette, comme si j’étais un chat enroulé dans son panier, les yeux mi-clos et les oreilles dressées ? J’entends des semelles caoutchoutées de baskets d’étudiants et un double claquement talon-plante de dames. Je me rappelle les pas des fidèles de mon enfance s’avançant vers la communion dans cette odeur détestée du dimanche, équivalent bondieusard de « l’odeur de pension » du Père Goriot qui me rend sûre que je n’aurai jamais de révélation mystique dans une église.

Et dans une bibliothèque ? Que me dit Jean-Paul Michel ?

Un poète, c’est une oreille, des poumons, un pas. A le lire, on entend comme il respire, comme il marche.

On juge de l’intégrité d’un auteur à son respect du bondissement de chose de la chose – à ses efforts pour lui garder, comme son trésor, mystère, rythme, éclat.

Ma paresse n’aura pas été infructueuse, un des meilleurs moyens de la combattre ayant été de m’y livrer. À défaut de révélation, Jean-Paul Michel me suggère aujourd’hui un début de réponse aux questions que je me posais récemment sur la sincérité  littéraire.

 

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Ponctuer

    Tes textes sont courts et ponctués comme si chaque signe était un petit rire d’excuse disant : « Vous pouvez arrêter de me lire au prochain point, au prochain tiret, à la prochaine virgule. »

    Cesse de ponctuer par timidité.

   Écoute plutôt Jules Renard : « Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. »

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