Entrelacs de printemps

Jan Fabre. Lustre du plafond de la Salle des glaces du Palais Royal de Bruxelles

Les rues s’enlacent les unes les autres en un réseau de boucles et de circonvolutions harmonieuses. Pas d’impasse ici : chaque rue s’enroule à d’autres lianes et le point d’arrivée compte peu.

Je débouche sur une place triangulaire ombragée de marronniers en fleurs, et une singulière sensation de bien-être monte en moi. Cette place inconnue est à moi. Je lève les yeux à la pointe du triangle et je vois mon prénom inscrit sur une plaque bleue. Est-il possible que cette place soit officiellement la mienne ? Quel fil invisible m’a conduite ici ? Je lis sur une deuxième plaque : « Place Nathalie… 1827-1921 ». Longévité de bon augure, si la durée de ma vie doit être identique à celle dont je suis l’avatar. Une curiosité joyeuse me picote l’âme : qui étais-je au juste ? « Nathalie Lemel, militante féministe, cofondatrice de l’Union des femmes pour la défense de Paris, 1871 ». Sur quel champ de bataille cette Nathalie m’appelle-t-elle à lui succéder ?

Je m’arrête à présent devant une galerie qui m’ouvre des pistes colorées : “Palimpsestes”, dit la vitrine. Aujourd’hui ce mot s’accorde à tout et j’ai l’impression que rien ne sera jamais perdu.

Qu’est-ce que le cerveau humain, me souffle Baudelaire, sinon un palimpseste immense et naturel ? (…) Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri.

L’entrelacs des rues nous découvre nos vies antérieures et les fibres de nos profondes légendes réapparaissent dans le palimpseste, faisant vibrer des couches plus profondes, me disais-je en ce printemps 2008, avant d’éprouver qu’il y a aussi de vraies pertes : lentes, répétitives, définitives. Et Baudelaire le savait bien.

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Sacha

Je veux faire mon nid de ce que je trouve sur la plage : lanières de caoutchouc, sporanges, algues en plumeau, en grenade, en étoupe, coquilles ensablées, méduses en tutu, bûches calcinées, couteaux brillants comme des anguilles pétrifiées.
Je voudrais sentir entre mes doigts le grain de la mer, caresser le velours, la peau fluide de la mer mordorée.

Je reste là, assise sur le sable, attendant je ne sais quoi.

Un enfant de quatre ans s’avance avec sa mère. Ils s’installent, elle le déshabille entièrement. Avril, ne te découvre pas d’un fil, dit en moi une voix aigrelette, je frissonne dans ma gabardine, moi.

L’enfant va droit dans la mer. Il patauge, ravi de l’écume sur ses genoux, ses cuisses, du sable qui remue et se dérobe sous ses pieds. La mère assise joue sur son smartphone. Ces vagues sont inégales, l’enfant s’enfonce ! La mère lève la tête, crie d’une voix faible : « Va pas trop loin, chéri » et retourne à son smartphone. L’enfant a de l’eau jusqu’à la taille, il titube dans la mer glaciale en poussant des cris de joie. Il fait gicler l’eau avec ses mains. « Sacha, reviens, tu es trop loin » murmure la grosse mère. Un bateau à moteur passe, le sillage va déséquilibrer Sacha ! Tourné vers le large, il saute dans les vagues. L’eau lui arrive au milieu du dos, il regarde un instant sa mère avant de s’avancer plus loin, tout seul, agitant ses petites mains dans l’écume. “Sacha ! » dit la voix molle.

Sacha ne s’est pas noyé, sa mère le réchauffe en le berçant dans ses bras. Ma main écrase un coquillage dans la poche de ma gabardine.

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L’énormité muette de l’autre langue

Les propos de Georges-Arthur Goldschmidt sur la traduction sont toujours stimulants par la chair qu’ils donnent à l’acte de traduire : “Quand on s’y met, on sent du côté droit du corps l’appui silencieux de l’énormité muette de l’autre langue. Le traducteur ressent corporellement le bloc non tant de sens que de consistance ».

Ayant l’espagnol sur mon côté gauche, peu de mots de cette langue appuient autant de leur « énormité muette » sur mon côté droit (aux environs du foie et de la rate)  que ceux qui expriment le deuil et la mort. Le poids de ces mots est d’autant plus palpable que pesar signifie chagrin et pésame les condoléances. D’autres portent, comme ce dernier, le fardeau de l’accent d’intensité sur la première syllabe : fúnebre, féretro (cercueil) ; tétrico (lugubre).

Mais c’est surtout dans le mot calavera (tête de mort) que l’espagnol est remarquable, car il a gardé l’étymologie latine calvaria qui signifie corps ou objet pelé, que nous entendons dans le mot calvaire (calvario en espagnol). Est-ce un plat poncif de dire que tragique et ténébrisme sont directement présents dans le bloc de sens et de consistance des mots de l’espagnol ?

José de Ribera. Saint Paul Ermite

Mais curieusement, il n’existe pas de mot spécifique pour traduire le français corbillard. Le fameux vers de « Spleen » de Baudelaire : « Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, » est rendu par : « Y largos coches fúnebres… » (« et de longues voitures funèbres”), où le traducteur charge les ïambes de donner son poids lugubre à ce début de vers.

Disons enfin que le corbillard français a reçu au siècle dernier de Georges Brassens (ainsi que le croque-mort, mot tout aussi intraduisible) une gaieté frétillante. Difficile en effet, même en notre millénaire sérieux, de se débarrasser des « petits corbillards de nos grands-pères » avec leur rime de « macchabées ronds et prospères ». Est-ce que je tombe encore dans un cliché en constatant qu’en matière de funérailles le français peut se montrer très léger ?

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Equateur mental

Quand on traduit on se situe à une sorte d’Équateur mental où soufflent les vents mêlés et parfois contraires de l’un et l’autre hémisphères de langue.

Cette image est trop jolie pour être honnête et demande à être clarifiée sous peine d’être complètement creuse : disons plus simplement que les sonorités des mots de l’espagnol, pourtant cousin germain, sont faites pour moi d’une autre pâte, ont une autre odeur, un autre goût et ouvrent d’autres paysages que leurs équivalents français.

Je vois, par exemple, el cirio (cierge) jaune-orangé-brunâtre, large avec de grosses gouttes de cire, au fond de la cathédrale de Tolède. Le cierge me semble en revanche mince, bien mouché, d’une cire hypocritement blanche dans une église témoignant de la mutation du rapport des lieux de culte avec la société civile.

Je sens aussi que la cantinplora est moins lourde à porter que la gourde, et pourtant plus pleine, accompagnée de chansons à boire, à rire et à pleurer de rire.

El cacharro est également un élément de batterie de cuisine plus rustique et bosselé que le fonctionnel ustensile qui contient en ses lettres l’utile.

Ce sont ces différences qui rendent les traductions toujours un peu insatisfaisantes pour celui qui les opère (avec quelques merveilleuses exceptions : cacharro signifie aussi guimbarde et je propose qu’on appelle guimbardes les vieilles casseroles françaises.) N’oublions pas en attendant la sagesse d’Umberto Eco : traduire c’est “dire presque la même chose”, et tout l’art est dans ce “presque”.

Mais je m’aperçois en faisant ces comparaisons de mots que mon imagination linguistique est influencée par la sensation que j’avais enfant, après avoir franchi en voiture la Bidassoa pour aller vers Hendaye, de me trouver soudain en France dans un pays propret, moderne, rutilant, où même le ciel et la montagne semblaient astiqués, bien taillés, comme les Caran d’Ache quarante couleurs de ma voisine de pupitre dont le père était suisse, qui me faisaient regarder avec dépit les crayons rognés de ma trousse fourre-tout (on doit d’ailleurs éprouver la sensation de passer d’un fourre-tout à une boîte en métal quand on franchit la frontière de la France à la Suisse).

 

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En allant à la plage ce matin…

… une nostalgie imprévue m’a saisie. Peu avant la dernière maison de l’avenue, celle où habite le beau couple que je guette toujours, j’ai enfin vu la femme à chevelure blonde et l’homme aux yeux bleus, merveilleusement nets et beaux dans la brume devant la mer grise. Elle creusait le sable avec une bêche autour d’un jonc de lande qu’elle voulait peut-être replanter dans son jardin. Je suis passée devant eux en leur disant bonjour pour pouvoir croiser leur regard quelques secondes, et parce que j’aurais voulu rester là, les contempler, entamer la conversation, m’imprégner d’eux, me fondre un moment en eux, mais je n’ai rien trouvé qui me permette d’oser leur dire plus que « bonjour ».

Pourquoi je parle de nostalgie et non d’envie ? L’envie contient un désir déçu qui a tourné à l’aigre, or je n’ai jamais particulièrement souhaité vivre la vie de ce beau couple. Ce qu’est cette femme, je ne l’ai jamais été, ne le serai jamais et ne désirerai jamais l’être, et ce que j’éprouve en la regardant, c’est la nostalgie particulière de quelque chose qui n’a jamais eu lieu et qui n’aura jamais lieu. En la voyant bêcher avec ardeur pour dégager sa plante, j’ai eu l’impression d’avoir passé une vie de songe-creux, en compagnie d’êtres imaginaires qui ourlent les personnes les plus saillantes de mon enfance mais à qui je n’ai jamais été capable de donner pleinement corps, fantômes sans contours qui glissent en moi, affublés de vêtements d’embruns, et se défont dans des brumes uniformes semblables à celle qui flotte ce matin sur la mer.

Peut-être s’agit-il finalement davantage de découragement que de nostalgie, me disais-je en marchant sur la plage, quand un galet à mes pieds a retenu mon attention, un galet rond, rugueux, à volutes grises comme des vagues incrustées, percé de plusieurs trous et d’une cavité plus vaste semblable à une petite grotte. Je l’ai ramassé et il m’a détournée  ̶  au moins provisoirement  ̶ de mon chagrin en me donnant l’espoir  ̶ ou l’illusion  ̶ qu’il reste pour moi dans le monde des creux, des bosses et des coins inexplorés. Je l’observe maintenant sur ma table, éclairé d’un pâle soleil qui en accentue les reliefs, et il me paraît profond comme une oreille attentive. À quoi ? me demande un oiseau qui passe.

 

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Passage

Eugène Delacroix, Le lit défait. Qui est passé et que s’est-il passé dans ce lit défait ?

Chaque matin, sortir du page comme on tourne une page.
Sortir d’une page.

Ceci n’est pas jeu d’esprit
mais relance de courage après la nuit.

 

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Humilité

Humilité n’est pas pour un poète synonyme de soumission ou d’abaissement dostoïevskiens. Il peut signifier proximité.

Guillevic n’a pas besoin de prononcer le mot humilité, mais il a besoin de son humilité pour toucher et entamer :

On ne fait pas ce qu’on veut
Mais on sait des choses
En collant à elles
(…)
On se sent fragment
De ce terraqué
Auquel on s’attaque
En le respectant

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Peaux d’écriture


Je reviens aujourd’hui à mon vieux projet d’établir des familles d’écrivains en fonction de la texture de leur peau d’écriture, mais est-ce que je sais bien ce que j’entends par là ?

Nul doute, par exemple, que le cuir de Balzac est moins lisse que celui de Flaubert et moins soyeux que celui de Proust. Certaines des images de Balzac, non fondues avec le reste, forment des sortes d’excroissances sur la peau du texte, parfois surréalistes avant l’heure, comme la comparaison de Paris à un homard géant au début de Ferragus. Mais bien que l’homme Balzac soit corpulent, sa peau d’écriture me semble moins grasse que celle de Zola qui presse ses phrases et ses sujets jusqu’à ce qu’il en ait tiré toute l’huile. Une déclaration d’amour chez Zola peut donner ceci : « Ah ! conte-moi les jours où tu m’as aimée. Dis-moi tout… M’aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main ? M’aimais-tu, la fois que je suis tombée du cerisier, et que tu étais en bas, si pâle, les bras tendus ? M’aimais-tu, au milieu des prairies », etc. (La Faute de l’abbé Mouret, ch. 11).

Il est clair qu’il existe des écrivains qui en revanche sont secs, comme La Rochefoucauld, Samuel Beckett, Pierre Bergounioux ou Antoine Emaz, avec divers degrés allant du rugueux au rocailleux ; et puis des écrivains irrités comme Dostoïevski ou Thomas Bernhard, avec également des degrés allant de l’urticaire à l’écorchement ; et des écrivains poreux comme Nathalie Sarraute ou Marguerite Duras ; vernissés comme Pascal Quignard ou Maylis de Kerangal ; faussement veloutés comme Henry James… En cherchant, on en trouvera sûrement aussi des visqueux, des ridés, des granuleux, des poilus, des tatoués, des poilus granuleux tatoués, et des inclassables.

Telle est mon ébauche de géographie cutanée littéraire qui traverse les siècles, les pays, les genres et les écoles.

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De trois choses l’une

1. vivre en lisant
2. lire en vivant
3. écrire

Car écrire, c’est entretenir en moi la vie de ce que j’ai lu.

Georges-Arthur Goldschmidt le dit plus aimablement : « Ecrire, c’est remercier les auteurs qu’on a lus ».

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Raideurs et souplesses

Mes parents aimaient la grivoiserie et collectionnaient des assiettes émaillées dont certaines portaient des inscriptions comme celle-ci : “Avec l’âge les raideurs se déplacent”.

Et s’il en allait de même pour les souplesses ? À vingt ans mon esprit cassant dans mon corps agile refusait avec raideur des règles jugées raides. À soixante ans mon esprit se plie, se déplie et batifole dans mon corps courbatu. La phrase : « Avec l’âge les souplesses se déplacent » pourrait donc être peinte sur une assiette de ma cuisine.

Une confirmation inopinée me vient ce matin du poète Jacques Lèbre dans L’Autre musique : “Il y a peut-être des gens que la vie raidit, il y a peut-être des gens que la vie assouplit ?”

Mais c’est Confucius qui me fournit, sans point d’interrogation, la plus décisive et encourageante conclusion : “À soixante-dix ans, je peux suivre exactement les désirs de mon cœur sans outrepasser aucune règle”.

C’est aujourd’hui le sixième anniversaire de la mort de papa.

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