Sensation de base

Cette densité contradictoire de toutes les choses.

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L’oiseau de l’aube

Plus souvent disposée à exprimer mes enthousiasmes que mes déceptions, je dirai toutefois que je ne suis pas emballée par cette citation de l’auteur de La Maison, Julien Gaillard, figurant au dos du fascicule ci-contre, et révélatrice à mes yeux du climat de fausse poésie qui règne dans la pièce donnée au théâtre de la Colline :

Cette nuit,
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’aube.

Une voix en moi dit sévèrement :
― Ce n’est pas parce qu’un oiseau mort chante pour faire original, qu’un alexandrin est coupé en trois pour faire haïku, et qu’un texte est constitué des mots nuit, oiseau, chanté, aube, que l’on a écrit un poème.

Pas si facile, l’oiseau en poésie ! Pour le saisir, « attendre s’il le faut pendant des années », disait Prévert il y a 72 ans.

Mais il se trouve qu’à l’instant où je copiais le texte de Julien Gaillard, j’ai été interrompue par un coup de fil qui l’a suspendu ainsi pendant la durée de ma conversation téléphonique :

Cette nuit
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’

Pas si mort, l’oiseau dont l’aile efface l’aube !

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Résolution pour 2018

M’occuper, non de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai à faire, car cela seul m’appartient.

Peu de temps après avoir pris cette résolution j’ai trouvé en écho dans un Monde des livres cette remarque de Ian Bostridge : « Vous n’êtes pas ce que vous avez fait, vous êtes ce vers quoi vous allez. »

Oui, mais comme ce vers quoi je vais a du rapport avec ce que j’ai fait, je vais sélectionner fin 2018 les meilleurs articles de ces trois années de blog pour les relier en livre auto-édité et les offrir aux personnes qui m’ont lue et encouragée.

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Sereine et dépitée

Le mot sérendipité que l’on entend depuis quelque temps nous vient de l’anglais. Sans en décortiquer l’origine et le sens déjà présents dans certains dictionnaires, disons qu’il s’applique au tâtonnement à l’œuvre dans toute recherche et signifie qu’on trouve parfois autre chose que ce qu’on cherche, qu’on trouve sans le chercher ce qu’on a cherché sans le trouver, etc.

Comme beaucoup de ces mots anglo-saxons qui collent une étiquette à ce qu’on sentait et qu’on ne savait pas dire, sérendipité me satisfait d’un côté et me déçoit de l’autre car il élimine le hasard contenu dans sa définition. Il m’empêche de tâtonner.

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Voir les couleurs

Il y a plus d’une manière de voir les couleurs.

Homère (Pergamon museum, Berlin)

Quand dans ma jeunesse j’envisageais d’enseigner la littérature à un public de non-voyants (ce que je n’ai finalement pas fait), je me demandais s’il était désespérant pour eux de lire des textes qui parlent de lumières et d’arcs-en-ciel, et je me disais que je serais peut-être maladroite d’étudier avec eux Rimbaud avec ses bleuités délirantes et ses lettres colorées. Pierre Villey dans son remarquable livre Le Monde des aveugles m’avait déjà à cette époque largement détrompée : souvent les poèmes préférés des non-voyants sont ceux qui foisonnent de couleurs, au point que la couleur se confond pour eux avec le poétique. Après tout ceci n’est pas surprenant : les écrits d’Homère, d’Abu al ‘ala Ma’arri, et de tous les poètes dits aveugles ne sont dépourvus ni de lumière ni de couleurs, et c’est méconnaître les pouvoirs de la littérature que de l’envisager exclusivement sous l’angle de la restitution du réel connu du lecteur.

Mais j’ai appris il y a quelques semaines en lisant Michel Pastoureau (p. 36-37), que la couleur fait justement partie du réel connu des non-voyants : « un non-voyant de naissance possède à peu près la même culture chromatique qu’un voyant ». Par le fait qu’il vit en société avec des voyants, le non-voyant est parfaitement apte à penser les couleurs et à en parler. Pastoureau en conclut qu’avant d’être des matières, des lumières, des sensations ou des perceptions, les couleurs sont des catégories mentales, des “cases préconçues, prêtes à être activées, remplies, mises en oeuvre, pensées, nommées, classées (…)”

Par l’exercice ci-dessous, Pastoureau souligne la difficulté que l’on éprouve à lire rapidement, non pas le terme de couleur, mais la couleur des lettres qui le composent. “Les mots sont toujours plus forts que les colorations.”

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Passer

Je fuis les gens qui me disent : « C’est pas ça ». Je doute des gens qui me disent : « C’est ça”, mais je les crois. Je fuis les censeurs qui me barrent la route. Je doute des flatteurs qui me laissent passer, mais l’essentiel, aujourd’hui, pour moi, c’est de passer.

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Dalles d’autorité

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Toné, personnage d’une nouvelle de Severino Pallaruelo, passe pour un imbécile dans son village, et il y est si méprisé que même quand il obtient l’emploi respectable de camionneur-livreur de yaourts pour un supermarché de Saragosse : « Au village, l’emploi de Toné eut pour conséquence que l’on perdit tout respect envers le yaourt, la circulation à Saragosse et les supermarchés ».

Cette annulation systématique de certains êtres qui contamine tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils touchent, leur bouchant à jamais tout horizon, a résonné en moi avec le propos d’un des livres les plus intéressants et les plus méconnus de Nathalie Sarraute : « disent les imbéciles », où l’on voit comment des hiérarchies préétablies empêchent les idées libres et vivantes de se développer. Un de ces êtres anonymes qui surgissent dans le roman se recroqueville et se condamne ainsi d’avance lui-même : « Son petit cerveau d’où les idées sortent toujours désarmées… Son cerveau qui ne peut mettre au monde que des idées mort-nées, nourries de son sang, son lourd sang vicié… »

Me vient maintenant à l’esprit un souvenir qui peut prolonger ce propos : après avoir relu et apprécié l’an dernier Dominique de Fromentin j’ai découvert le jugement qu’en fait Proust en trois mots : « Court et niais ». Ce roman dont j’admire la finesse et la mélancolie devenait une petite chose méprisable, et j’ai eu l’impression que Proust m’envoyait un verre d’eau froide à la figure avec ce « court et niais » qui me jetait en passant, moi qui aimais Fromentin, dans la catégorie des imbéciles, des niais et des Toné.

Lisons les livres de Sarraute, de Pallaruelo et de tous ceux qui aident à soulever ces dalles d’autorité. Supportons aussi que Proust soit quelquefois injuste et mal luné.

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Gémissements

Ce matin, ma table gémit à chaque mot que je tape et ça m’angoisse. Elle gémit littéralement par petits cris « ouh… ouh… », comme si un enfant apeuré s’était caché sous la table et n’osait pas se plaindre trop fort. L’enfant sait qu’il ne faut pas déranger les grands qui travaillent mais il ne peut pas s’empêcher de se rappeler un peu à l’attention, “ouh… ouh… ouh… “

Ai-je des acouphènes ou suis-je en train d’écraser un petit animal ? Mais quel petit animal pourrait venir gémir sous les pieds de ma table ? Il n’y a pas de souris ni de poussin ici et les araignées ne crient pas. D’ailleurs ma crainte d’écraser quelque chose ou quelqu’un quand j’écris m’est suspecte comme un prétexte que je me donne pour m’empêcher d’écrire.

Je m’aperçois que quand je quitte le clavier et que j’écris à la main la table ne gémit plus. Je la recale sur ses pieds et j’écris sur mon cahier :

« Tu as raison, table. Je tape trop fort et tes jambes en prennent un coup. Je martèle mon ordi comme si, emportée par je ne sais quelle rage, je cognais le dos d’un enfant en chantant à tue-tête “Le fromage est battu”. Je dois griffonner mes premiers jets sur le cahier d’abord, puis en saisir la substance sur l’ordi en patience et en douceur, puis choisir ce que je décide de garder, puis coller en bas de ma page ce que j’ai coupé, mais sans l’éliminer totalement car je peux vouloir reprendre des éléments dont je me serais trop impétueusement débarrassée. Table, je sens que tu m’as suggéré la bonne méthode. »

Satisfaite, je me recule sur mon fauteuil qui se met à grincer.

Tout conspire à m’empêcher d’écrire.

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Disparition d’un meuble

Ettore Sottsass, bibliothèque Carlton

La bibliothèque n’est plus ce totem joyeux créé en 1981 par Ettore Sottsass, cette petite utopie colorée très peu fonctionnelle et très stimulante pour l’imagination. A vrai dire, plus personne n’a envie d’imaginer de bibliothèque. Je lis dans un numéro récent du journal québecois Le Devoir que les meubles bibliothèques se raréfient. Selon les architectes et les décorateurs, de moins en moins de gens éprouvent le désir de posséder et de garder une provision de livres chez eux, et les rayonnages de livres reliés ne sont plus que faiblement un signe de distinction sociale. Aujourd’hui, c’est l’espace en soi qu’on valorise dans les maisons, au détriment des buffets, coffres, commodes et bibliothèques des siècles passés. Une autre cause de cette désaffection pour ces meubles, dit encore l’article (qui évite soigneusement de gémir : “on ne lit plus”), serait que les livres sont transportables, échangeables et faciles à trouver. Plus besoin non plus de bibliothèque pour manier les nouvelles plateformes de communication ni pour se mouvoir entre les différentes cultures et contre-cultures offertes par le web.

Je comprends tout cela, et je tends moi-même à remplacer par d’excellents ouvrages en ligne mes vieux gros dictionnaires démantibulés à force d’être tombés à plat ventre et momifiés à force d’être réparés au scotch toilé. Toutefois, l’exemple de la nouvelle bibliothèque municipale Alexis de Tocqueville à Caen (voir ici l’article du 27 décembre) me montre que ce qui disparaît, avec ces nouvelles bibliothèques sans livres et ces nouveaux livres sans bibliothèques, c’est la pratique simple qui consiste à parcourir des yeux un rayon, prendre un livre sur une étagère, en tourner des pages, y laisser une marque, une annotation dans la marge, le reposer, le laisser ouvert, l’empiler dans un certain ordre sur une table avec ceux qu’on a l’intention de lire, le mettre en avant pour le relire bientôt, le mettre en arrière sans l’avoir lu pour accueillir d’autres livres, retomber dessus plusieurs années plus tard, etc. Ce qui disparaît, en somme, est de l’ordre du toucher. Lire n’est plus associé au plaisir de toucher les livres des yeux et des mains.

Le Louvre dans une maison de poupées. Reconversion de la Casa Luisa

On devine que je reste pour ma part attachée à ce havre qu’est la bibliothèque avec ses rayons caressants, méditatifs, prometteurs de repli calme, compagnons d’insomnies, aiguillons d’imagination, révélateurs de grands secrets.

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Livres et cahiers maisons

Ma bibliothèque est une maison, et chaque livre une maison dans la maison : je l’ouvre, je la visite, j’y séjourne, j’y mange, je m’y enivre parfois, je la ferme, je la quitte et j’y reviens.

Je ne reviens pas toujours dans tous les coins de ma maison mais dans ceux où je sais qu’il y a de belles et bonnes choses que je prends et transporte dans mes cahiers-maisons.

En comparant ce matin mes livres et mes cahiers de citations à des maisons, j’ai pensé à Mireille Gansel qui étend le sens de ce mot à toutes sortes de choses. Pour cet écrivain sensible à l’exil et au nomadisme, une table, une lampe, une langue, un mot, un caractère écrit, tout peut faire maison. L’enveloppe qui contient les lettres a elle-même, dit-elle, la forme d’une petite maison, et dans son livre elle nous accueille et nous installe comme les hôtes de sa maison ouverte.

Mais je trouve à présent ma métaphore du cahier-maison un peu joliette. J’aurais vu plutôt mes livres et mes cahiers comme des pâtures où je broute et rumine, mais je craignais les connotations du verbe ruminer : on y associe habituellement le chagrin, le souci ou le calcul, alors qu’il y a dans la rumination un revenez-y agréable aux sens et stimulant pour l’esprit. Les vaches ont l’air de trouver beaucoup de satisfaction à brouter et à ruminer leur herbe, ces activités occupent la plus grande partie de leur journée et peuvent accompagner ou engendrer les réflexions les plus profondes, car les pensées se renforcent par ce retour qui permet de les assimiler et de les préciser. Si les vaches sont sacrées dans tant de civilisations, c’est peut-être par leur aspect méditatif en harmonie avec leur générosité maternelle et la majesté de leur silhouette.

Déesse Hathor, dont le nom signifie “maison d’Horus”

D’ailleurs Mireille Gansel, traductrice de l’allemand et du vietnamien, ne trouve pas offensant de se comparer à un bovidé puisque son précédent livre avait pour titre Traduire comme transhumer, verbe qui s’applique autant au troupeau qu’au berger.

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