Au fond… (PS sur le Jaloux d’Extremadure)

Au fond (comme disait maman), le personnage de Carrizales du Jaloux d’Extremadure de Cervantes (billet du 24 octobre sur ce blog), ne comprend rien à la possession, à la transmission, au patrimoine. Jaloux, certes, mais surtout prodigue invétéré, prodigue en jalousie.

J’ai parcouru plusieurs articles universitaires en ligne sur cette nouvelle, mais aucune ne parle de ça, bien que plusieurs insistent sur le côté extrême du personnage qui n’est pas d’Extremadure pour rien.

C’est Diderot (Jacques le Fataliste) qui en France me semble le meilleur héritier de Cervantes dans cet art de créer des aberrations et des paradoxes vivants.

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Les fils du tapis

Don Quijote, illustration d'Antonio Saura

Don Quijote, illustration d’Antonio Saura

J’ai lu avec intérêt ces derniers temps divers livres sur le travail de traducteur  ̶  auquel je me livre en ce moment avec mon amie Marina  ̶  et lisant par ailleurs Don Quichotte, je suis tombée sur une comparaison qui me gratte encore l’esprit :

Don Quichotte, qui en dehors de son domaine de folie tient des propos parfaitement pertinents avec un esprit des plus pénétrants, visite à Barcelone la boutique d’un imprimeur-traducteur, et voici ce qu’il lui dit :

(…) Me parece que el traducir de una lengua en otra, como no sea de las reinas de las lenguas, griega y latina, es como quien mira los tapices flamencos por el revés, que aunque se veen las figuras son llenas de hilos que las escurecen, y no se veen con la lisura y tez de la haz (…)

Traduire d’une langue dans une autre, dès lors qu’il ne s’agit pas des deux langues reines, la grecque et la latine, c’est comme regarder au rebours les tapisseries de Flandres : bien que l’on en distingue les figures, elles sont pleines de fils qui les voilent et ne se voient point avec l’uni et la couleur de l’endroit.
(II, ch. 62, Traduction de Jean Canavaggio, folio p. 593.)

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Un texte traduit est pour Don Quichotte l’envers filandreux de l’original. Et à vrai dire, dans mon entreprise actuelle de traduction, j’en suis exactement à un point de fabrication d’une texture rugueuse où fils et sacs de nœuds tiennent lieu de figures, comme si le texte résistait à sa traduction. Les mots sont là mais le texte ne respire pas.

En attendant de passer à la phase suivante, je prends pour moi la phrase d’encouragement qu’adresse Don Quichotte à son interlocuteur :

Y no por esto quiero inferir que no sea loable este ejercicio del traducir; porque en otras cosas peores se podría ocupar el hombre, y que menos provecho le trujesen.

Je ne veux pas en conclure que cet exercice n’est point louable, car le traducteur pourrait s’occuper de choses pires et qui lui soient moins profitables.

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Dans le bois de grand-mère

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Dans le bois de grand-mère, je cours avec les cousins entre les arbres à petits fruits rouges que grand-mère nous dit de ne pas manger parce que c’est du poison. Je n’ose même pas les toucher, mais José saisit une branche : “Mais non, ce n’est pas du poison ! Goûtez ! ” Il mange plusieurs baies et m’en tend une : c’est aigrelet et pas mauvais.

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Nous dînons le soir avec grand-mère dans la grande salle à manger. C’est une grand-mère sévère qui ne m’aime pas parce que je suis une fille. Soudain ma gorge se serre, je n’ai plus de salive, je ne peux plus avaler ma bouchée de purée, je vais mourir. Je crie :

― C’était du poison !

Grand-mère et les garçons se moquent de moi.

                                                                                 ∴ ∴ ∴

Il y a un mois, dans le bois d’Arrans, lors de la Fête de l’Écorce, Christophe Deschamps, de la Société Naturaliste du Montbardois, me révèle que ce que j’avais mangé était une cornouille, fruit du cornouiller.

Une cornouille ! rassurante comme un pays, innocente comme un animal de contes, anodine comme un juron grommelé au guignol.

confiote-cornouillesEt google m’apprend que l’on fait de la confiture de cornouille, de la gelée de cornouille, du vin, de la liqueur, de la tarte de cornouille du Japon, de Turquie, d’Iran, de Georgie, d’Arménie, de Serbie… Dans certaines régions de France on l’appelle “couille de Suisse”.

Déjà Pline l’ancien en parlait, et Paracelse, et Hildegarde von Bingen.

Quelle grand-mère ignare et méchante j’avais, cornouille !

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Être étonné

― Je n’ai pas fini de
― De quoi ?
― D’être étonnée
― Tu n’es donc pas finie

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Le président impertinent

François Hollande, recevant soixante et une fois les journalistes qui écrivent le livre où il va se démolir (Un président ne devrait pas dire ça), me fait penser à Anselmo, le personnage de la merveilleuse nouvelle du Curieux impertinent de Cervantes (Don Quichotte, I, ch. 33, 34, 35), qui supplie son meilleur ami de faire tous les jours la cour à sa femme bien-aimée pour éprouver sa fidélité.

On pourrait appeler cela, à partir d’une image de Cervantes (Le Jaloux d’Extremadure, nouvelle dont je parle dans les deux billets suivants) : syndrome du “ver à soie” qui fabrique la maison où il va périr ; d’autres gens parleraient de “pulsion de mort”; et d’autres diraient enfin qu’il arrive que l’on donne les verges pour se faire battre.

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Prodigue

Honthorst. Le Fils prodigue, Alte Pinakothek, Munich

Honthorst. Le Fils prodigue, Alte Pinakothek, Munich

Le mot prodigue n’est pas à la hauteur de la prodigalité. Ses deux petits synonymes français : dépensier, gaspilleur sentent la réprobation pingre et gagne-petit. Prenons les synonymes espagnols : pródigo, malgastador, manirroto, derrochador, despilfarrador, derramador, desparramador… Que d’o et d’r roulés, que d’or éparpillé !

La prodigalité est extrême, et le prodigue le plus singulier d’Espagne est pour moi le héros d’une des Nouvelles exemplaires de Cervantes : El Celoso extremeño, Le Jaloux d’Extrémadure, dont je vais essayer de dire quelques mots dans le billet suivant.

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El Celoso extremeño, prodigue jaloux

le-jaloux-destremadureQue vient faire la prodigalité dans ce que le titre cervantin annonce comme le portrait d’un jaloux ? Le prodigue ne retient rien et dépense ; le jaloux au contraire surveille et garde. Un auteur de comédies y verrait deux caractères presque opposés.

Toute l’originalité du personnage de Cervantes est là.

Carrizales, hidalgo d’Extremadura, dissipe dans sa jeunesse son patrimoine et finit de consumer ses biens à Séville. Il ne lui reste plus qu’à s’embarquer pour las Indias, refuge de tous les prodigues en banqueroute. Au Pérou il reconstitue pendant vingt ans sa fortune avant de revenir, sexagénaire, au pays. Il roule sur l’or, mais de même que la pauvreté l’empêchait de dormir, la richesse ne le laisse pas en repos, tant la richesse est une “pesante charge”  à qui ne sait pas en user.
Il décide de se marier pour transmettre sa fortune à un héritier, et c’est là que commence l’histoire du jaloux proprement dite.

Carrizales prend pour épouse une jeune fille pauvre de 13 ou 14 ans afin de mieux la tenir sous sa coupe. Il la comble de biens, la traitant avec la plus grande générosité tout en la gardant enfermée derrière plusieurs portes comme un trésor : Jamais on ne vit monastère si fermé (…) ni pommes d’or si bien gardées. La jalousie extrême du prodigue d’Extremadura a les mêmes symptômes que l’avarice. La prodigalité, devenue libéralité, est mise au service de la jalousie pour fermer, tenir, garder.

Mais Carrizales n’est pas un avare. Il ne sait ni tenir, ni garder, ni se garder :

Car si je ne me garde
Mal me garderez
dit une chanson dans la nouvelle.

Carrizales, incapable d’avoir un héritier, se perdra, sa femme se « gardera » dans un couvent, et le jeune amant partira à las Indias amasser l’or qu’un jour, peut-on imaginer, il dilapidera, derrochará, derramará, desparramará, despilfarrará…

or-pieces_paintJ’ajoute un PS sur ce Celoso pródigo dans un billet du 8 novembre.

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Avoir plus de peur que de mal

Expression incompréhensible à ceux dont tout le mal vient de la peur.

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S’aimer soi-même

41asv3n7dal-_sx376_bo1204203200_Rilke dit dans une lettre à son beau-frère qu’il n’y a rien de plus difficile que de s’aimer soi-même. Nathalie Sarraute se débarrasse de cette question à la première page d’un de ses livres les plus étonnants, Tu ne t’aimes pasTu ne t’aimes pas ? Qui n’aime pas qui ?  dit une voix issue d’un « nous » anonyme. Qu’est-ce que soi-même ? Un assemblage informe de parties inconnues, disait Figaro dans le monologue de la pièce de Beaumarchais  ̶  expression qui a, je crois, servi à Nathalie Sarraute de déclic pour son roman.

Le soi-même de Nathalie Sarraute est une masse mouvante, un espace sans limites assignées : Nos flots agités toujours changeants ne peuvent porter aucun nom.  (Tu ne t’aimes pas, p.1232) 

En ce siècle identitaire et bigot, je partage plus que jamais le refus d’un soi-même figé dont toute l’œuvre de Nathalie Sarraute témoigne, mais il y a une chose que je persiste à trouver très difficile : se supporter assez soi-même pour oser continuer à écrire.

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S’entendre avec la gorge

malraux-paintEn repensant à la question : faut-il s’aimer soi-même, et qu’est-ce que soi-même, je me tourne aujourd’hui vers Malraux et La Condition humaine. Ce titre m’a longtemps semblé vide et pompeux, ne me donnant pas envie de lire le roman, jusqu’au moment où l’auteur m’a fait comprendre qu’il lui avait été inspiré par une expérience très concrète : le fait de ne pas reconnaître sa propre voix dans un magnétophone. ― C’est que, dit le vieux Gisors à son fils Kyo, nous entendons la voix des autres avec les oreilles et la nôtre avec la gorge. Et Kyo se dit : ― Sa vie aussi, on l’entend avec la gorge (…) Mais pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait.  (p. 58-59)

Et moi, pour la gorge, que suis-je ? Un fourmillement, un petit oiseau qui piaille, un enchevêtrement de racines de bambous, des nuages qui passent,  un volcan au bord de l’éruption…

Et pour les autres ? Un être à peu près respectable pour ceux qui me connaissent, et ce blog pour ceux qui ne me connaissent pas.

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