Djamilia, le chant des monts et des steppes

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Tchinghiz Aïtmatov (1928-2008) est né dans un village du Kirghizistan comme le narrateur de son roman Djamilia, l’adolescent Seït, qui transporte en charrette des sacs de grains à la gare pour alimenter en 1943 l’armée soviétique. Seït travaille en compagnie de sa belle-sœur, la joyeuse Djamilia dont le mari est au front comme tous les hommes d’URSS.

Ce texte kirghize a été découvert en 1958 par Louis Aragon qui en a fait une préface Djamilia paintélogieuse intitulée “La plus belle histoire d’amour du monde”. Le roman, qui fait une centaine de pages, se déroule dans un village aux confins de la montagne kirghize et de la steppe kazahke, au bord d’une rivière au nom sonore, le Kourkouréou.

À Seït et Djamilia s’adjoint dans le transport des grains un soldat blessé à la jambe, Daniïar, orphelin né au village mais ayant grandi au Kazakhstan. C’est un homme maigre, taciturne, qui a tendance à dresser l’oreille « comme s’il avait perçu quelque chose qui ne parvenait pas aux autres », à s’isoler sur une butte dominant la steppe, à dormir dehors au bord du Kourkouréou. Les villageois le traitent comme un pauvre diable inoffensif et Djamilia se moque de lui. Elle aime chanter les chansonnettes du village en conduisant ses chevaux, et demande en plaisantant à Daniïar de chanter à son tour.

Et c’est là que va retentir la mélodie qui semblait vibrer en sourdine dans toutes les pages qui précédaient. La voix qui sort de Daiïnar n’est plus la voix de Daiïnar, son chant n’est plus un de ces airs de village que chantait Djamilia, mais quelque chose qui sort du fond de l’âme humaine, éveillant l’écho des rochers voisins, emplissant la nuit étoilée :

C’était une chanson des monts et des steppes, tantôt qui s’envolait sonore comme les monts kirghiz et tantôt s’étendait sans entrave comme la steppe kazakh,

une chanson qui unit amoureusement les terres et se mêle dans l’air aux autres sensations dont ce roman est riche : la senteur des pommes, les miels chauds du maïs en fleur comme un lait qu’on vient de traire, et le souffle tiède des fumiers séchés.

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C’est un chant de vie, de peine et d’exil :

Et tout cet univers de terrestre beauté et d’angoisses, Daniïar l’ouvrait devant moi dans son chant. Où avait-il appris, de qui tenait-il tout cela ? Je comprenais que seul ainsi peut aimer sa terre, qui de longues années a langui d’elle, qui a souffert pour cet amour-là. Quand il chantait, c’était lui que je voyais, tout petit garçon, vagabondant par les chemins de la steppe. Peut-être était-ce alors que dans son âme avaient été engendrées ces chansons de la patrie ? Et peut-être était-ce quand il marchait par les verstes de feu de la guerre ?

C’est aussi un chant d’amour pour Djamilia :

car tout cet énorme amour de la terre natale qui avait en lui engendré cette musique inspirée, Daniïar lui en avait entièrement fait hommage, c’était pour elle qu’il chantait, il la chantait.

Djamilia acquiert par ce chant la dimension d’une femme-monde qui unit les paysages et les langues, et dont Daiïnar rêvait quand il combattait l’envahisseur nazi dans les tranchées, ce qui a certainement contribué à enthousiasmer l’auteur des Yeux d’Elsa.

Enfin, le chant de Daniïar modifie profondément le jeune Seït :

Lorsque je l’écoutais, j’avais envie de me jeter sur la terre et de l’étreindre à la façon d’un fils.

Et s’éveille à ce moment en lui une vocation de peintre, car :

Les chansons de Daniïar m’avaient mis l’âme à l’envers. Je marchais comme en songe et regardais le monde avec des yeux surpris, comme si je le voyais pour la première fois.

Djamilia est un livre qui parle avec délicatesse et une rare profondeur de la puissance d’un chant. Ce roman où règne une grande unité de lieu  ̶  quelques kilomètres parcourus par une charrette à grains entre un village et la gare voisine  ̶  nous ouvre par la voix du chanteur les grands espaces de l’Asie centrale. Ce n’est pas un chant qui tue comme celui des Sirènes, ce n’est pas le « Liebestod » de Tristan et Isolde, c’est un chant tellurique porteur d’amour et de vie.

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Dulzaina

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Goya, Pastor tocando la dulzaina, Musée du Prado, Madrid

Nous connaissons mieux en France le Goya sombre et halluciné des sabbats de sorcières que le peintre plus doux des cartons de tapisseries destinées en 1786-87 au palais du roi Carlos III. J’aime pourtant ce berger jouant de la dulzaina, et j’aime aussi le mot dulzaina qui aurait inspiré à Cervantes le nom de sa Dulcinea, « musical et pèlerin ».

La dulzaina est une sorte de hautbois en cône, de la même famille que la bombarde bretonne, qui se joue encore beaucoup  ̶  notamment en Aragon, région maternelle de Goya  ̶  de village en village dans les fêtes accompagnée d’un tambour. (L’instrument est assez populaire pour faire l’objet d’un site : dulzaina.com.es vers lequel peuvent rebondir les personnes qui s’y intéressent et que Google aurait fourvoyées sur mon article.)

Tout le tableau me semble résonner de cette longue dulzaina dont le pâtre penché, presque en déséquilibre sur son rocher, joue d’une seule main. La teinte dominante est un brun qu’adoucissent le rose, le gris et le vert estompé du ciel, comme la mélodie mélancolique que l’on imagine se dégager de cet instrument au nom si doux. La deuxième main du berger est appuyée sur le rocher, légèrement crispée, laissant deviner un chagrin secret que j’entends dans la finale douloureuse -aina. Au premier plan à droite, un arbre maigre porte encore quelques feuilles mais le reste du paysage est dénudé. Ce tableau, appartenant à un ensemble de tapisseries sur l’automne destinées à la salle à manger du Prince des Asturies, encadrait au-dessus d’une porte une grande scène de vendanges, avec un autre carton qui représente un chasseur près d’une source.

800px-Cazador_junto_fuente_Goya_louLa lumière et le ciel pastel des deux tableaux se ressemblent plus que ces reproductions ne le montrent. Peut-être le chasseur entend-il au loin les notes de la dulzaina ? Son visage inquiet révèle une tension voisine de celle de la main du pâtre, créant entre les deux hommes une fraternité mélancolique.

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La dulzaina au nom musical et pèlerin fait maintenant voyager mon imagination vers un autre pays d’où me parvient l’air ancien, « die alte Weise » (expression où j’entends les deux voyelles douloureuses de dulzaina), joué au cor anglais dans le dernier acte de Tristan et Isolde de Richard Wagner. Nous sommes à Karéol devant l’océan « désert et désolé ». Tristan blessé à mort gît à l’ombre d’un grand tilleul devant le château de ses pères. La mélodie jouée par le berger qui garde son troupeau le fait revenir à lui et ravive peu à peu sa mémoire : « Lorsque mon père m’engendra et mourut / lorsque ma mère me mit au monde en mourant / l’antique mélodie / avec l’angoisse du désir / dut vers eux pousser ses plaintes (…) »

Ce solo de cor anglais émerge d’un ensemble de cordes sombres, comme un air provenant du fond des âges que nous reconnaissons pour l’avoir toujours porté en nous.

Ma dulzaina me conduit à présent vers Pascal Quignard :

51i+9Ac9A4L._SX302_BO1,204,203,200_« Des sons non visuels, qui ignorent à jamais la vue, errent en nous. Des sons anciens nous ont persécutés. Nous ne voyions pas encore. Nous ne respirions pas encore. Nous ne criions pas encore. Nous entendions. » (p.24)

 « Les hommes réitèrent la cloison d’un ventre de femme sur la peau d’un tambour, qui est la peau raclée de l’animal qu’on hèle aussi avec le son de sa corne. » (p.48)

Tel est le réseau de correspondances que je me plais à tisser en regardant le tableau de Goya Pastor tocando la dulzaina.

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Renseigner les gens

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J’ai dans la rue un désir constant de renseigner les gens même quand ils ne me le demandent pas. Il suffit que je leur trouve un air perdu, qu’ils tournent la tête à droite et à gauche ou qu’ils regardent leur téléphone à l’endroit et à l’envers pour qu’en les croisant je me donne un air amène qui les pousse à me demander leur chemin.

Ce matin boulevard Richard Lenoir une dame demandait à une autre où était le métro et il me semblait que l’autre répondait vaguement. Je suis intervenue avec autorité et gestes précis pour dire que le métro Richard Lenoir était à gauche après le square, et le métro Oberkampf tout droit, puis à droite, sur le boulevard Voltaire, juste après la quincaillerie. J’envisageais toutes les possibilités et accumulais les détails, prise d’une frénésie de renseigner.

Mais je ne suis pas tranquille après avoir renseigné : est-ce bien après le square que se trouve le métro Richard Lenoir ? N’aurais-je pas mieux fait de dire : « entre deux squares », ou :  “après le grand carrefour avec le boulevard Voltaire et la rue Saint-Sébastien » ? Si elle prenait le métro Oberkampf, n’aurais-je pas dû m’assurer qu’elle était déjà munie d’un ticket ou d’un passe Navigo, et dans le cas contraire lui indiquer l’autre bouche de métro, en montant vers République, qui possédait des distributeurs de tickets ? Je peux courir après les gens pour ajouter quelques précisions, puis les suivre des yeux pour voir s’ils ont bien tout compris.

Je vais pousser plus loin les aveux. Il m’arrive de donner d’un ton assuré des renseignements faux, de dire gauche au lieu de droite, de dire monter au lieu de descendre et de confondre des rues. Car, disons-le une fois pour toutes, je suis totalement dépourvue de sens de l’orientation. Mais comme les fous qui deviennent psychiatres, je suis une égarée qui a besoin de renseigner.

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Desde luego Carmen

Desde luego Carmen eres odiosa. (Vraiment Carmen, tu es odieuse.)

Pourquoi cette phrase prononcée par une enfant inconnue dans un abribus à Madrid et entendue avec Sibylle en 1963 ou 1964 est-elle gravée cinquante ans après dans ma cervelle, et trente ans dans la cervelle de Sibylle qui, si elle avait vécu plus longtemps, s’en souviendrait encore, j’en suis sûre ?

Devenues adultes, on se répétait régulièrement l’une à l’autre cette phrase que nous avions conservée chacune au retour de notre promenade comme un caillou que l’on tient dans sa main.

Quel accent avait cette petite fille dont j’ai oublié les traits ? Etait-elle pleine de rancœur, découragée, désespérée ? Je crois que sa voix contenait des sanglots étouffés. Et Carmen, comment avait-elle pris le reproche ? Je n’en sais rien. Ce qui était étonnant, c’était peut-être l’adjectif “odiosa” dans la bouche d’une enfant de huit ou neuf ans, et quelque chose de définitif dans le jugement qu’elle portait sur sa sœur (et je suis en train d’inventer que c’est sa sœur) : “Desde luego Carmen…”, qui dans le contexte pourrait presque se traduire par : « Finalement, Carmen… »

Rien n’expliquera ce qui a donné sans prévenir à ce petit fragment de vie un tel éclat qu’il est devenu un souvenir partagé avec ma grande sœur Sibylle — ma Carmen à moi, dirait peut-être un psychologue.

Des souvenirs de choses infimes font sentir l’absence des gens. Je ne peux plus dire à Sibylle : ― Tu te rappelles, à l’arrêt du bus, la petite fille qui disait : « Desde luego Carmen eres odiosa ? » Plus jamais je ne pourrai évoquer ce souvenir avec Sibylle — une phrase qui a duré le temps qu’il faut pour la prononcer et que nous avons dû répéter en riant dans l’autobus avant d’en faire un de ces signes de ralliement qui n’existent qu’entre sœurs.

Et Sibylle me devient soudain si proche et si vivante que j’ai envie de prendre mon téléphone, d’entendre son “allô”, de lui dire d’emblée, sans transition : ― Desde luego Carmen, eres odiosa. Et de l’entendre répondre en riant — Ah, je vois… Puis jouant le jeu, avec un excessif accent castillan : — No te pongas así, mujer… (T’énerve pas comme ça, ma vieille…)

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Repentir du billet du 19 juin

Dans l’ordre inversé des blogs le repentir se présente avant la faute, ce qui l’allège : dimanche dernier j’avais décidé de rassembler en une nouvelle catégorie mes billets récents tournés vers l’espagnol de mon enfance, la comparaison et la traduction des diverses langues que l’on est amené à entendre ou à parler. Après hésitation, j’avais nommé cuenca (vallée, bassin, écuelle, et nom d’une jolie ville) cette nouvelle catégorie, au détriment du mot ístmo préalablement choisi. Mais l’image d’un isthme comme une langue de terre reliant deux pays ne me quitte pas, je la trouve même de jour en jour et d’heure en heure plus parlante que celle d’un bassin, d’une écuelle ou d’une ville  ̶ aussi belle et patrimoniale-de-l’Humanité soit-elle. Comme je suis seul maître à bord ici je veux être versatile. Je débaptise donc cette catégorie et je la nomme Ístmica, isthmique, adjectif substantivé.

J’échappe ainsi au -ismo pédant qui me dérangeait l’autre jour, et je le paillette d’un mica aussi net que le roc de granit auquel ce minerai s’incorpore, ce qui ravive mon souvenir des excursions à la Pedriza dans les contreforts granitiques de la sierra de Guadarrama.

Je n’aimais pas toujours pique-niquer à la Pedriza : parce que je n’osais pas escalader, parce qu’un garçon se moquait de moi, parce que mon col roulé me grattait le cou, parce que j’avais eu mal au cœur en voiture, mais la nostalgie aujourd’hui incrustée fait de ces rochers ronds et rêches les lieux les plus doux, les plus scintillants et les plus accueillants du monde.

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Le choix d’un nom

indexMon blog se tourne en ce moment vers les langues étrangères, si bien que j’ai envie d’y ouvrir une nouvelle catégorie accueillant mes impressions, réflexions, comparaisons et souvenirs polyglottes, accompagnés éventuellement de présentations et de traductions inédites d’écrivains mal connus en France.

J’ai d’abord pensé à nommer cette nouvelle catégorie ístmo (isthme), car contrairement au détroit l’isthme est terrien, pont naturel étroit mais solide, langue reliant des régions, des pays, des continents, ou les deux parties d’un même pays. Le modèle de Corinthe où se célébraient dans l’Antiquité les Jeux Isthmiques avec des joutes sportives, musicales et poétiques de diverses cités de la Grèce était immodeste mais tentant.

Wikipedia m’apprenait par ailleurs que la France est parfois considérée comme un grand isthme reliant la péninsule ibérique au reste du continent européen. On pourrait presque en dire autant pour la botte italienne. Et depuis que le Channel est équipé d’un tunnel, pourquoi ne dirait-on pas  ̶ Brexit ou pas Brexit  ̶ que la France est aussi l’isthme de l’Angleterre ?

Loin de me laisser enivrer par ces imaginations francocentristes, j’ai voulu aussi donner à ma catégorie un nom espagnol qui évite l’accumulation asthmatique et pédante des consonnes -sthm de notre orthographe. Mais le pédantisme m’attendait au tournant par la ressemblance d’ístmo avec le suffixe -ismo des mots savants en -isme (dont Nathalie Sarraute s’est moquée dans sa pièce Isma). Et l’asthme n’était pas très loin non plus quand j’ai feuilleté les traités d’anatomie qui décrivent l’isthme étroit que nous avons dans le gosier.

Qu’il est difficile d’accorder les signifiants et les signifiés !

Cuenca, Castilla La Mancha, Espagne

Cuenca, Castilla La Mancha, Espagne

Je cherchais pourtant un nom géographique, et l’idée d’un espace creux recueillant des eaux de fleuve ou de mer s’est dessinée. Le mot espagnol cuenca, qui signifie vallée, et bassin dans le sens fluvial, portuaire et minier, a commencé à s’imposer. La cuenca est aussi une écuelle rustique en bois, le nom d’une belle ville de Castille aux maisons suspendues, et le nom d’une ville d’Equateur surnommée “l’Athènes de l’Equateur”. Enfin, le Diccionario de la Real Academia m’apprend que ce mot sonore et simple a pour étymologie latine concha, coquillage.

CuencaMaderaGCette richesse de sens me fait donc opter pour Cuenca, et j’inviterai les amis qu’habitent comme moi plusieurs langues et plusieurs paysages à y déposer, si le coeur leur en dit, leurs nourritures ou leurs pépites.

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Deux citations

Je les ai trouvées dans L’Épreuve de l’étranger, Culture et traduction dans l’Allemagne romantique d’Antoine Berman que je lis en ce moment, et elles pourraient  servir d’épigraphe ou de post scriptum à des billets récents et futurs.

Quand s’élargit le sens de la langue, s’élargit également celui de la nation. Humboldt, p. 27.

Le vrai milieu est seulement celui auquel on revient toujours depuis les voies excentriques de l’enthousiasme et de l’énergie, non pas celui que l’on ne quitte jamais. Schlegel, p. 78.

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Imaginaire polyglotte

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Marie-Rose Moro

Ce que j’observe ces derniers temps sur les langues me confirmerait, si j’en avais besoin, qu’il est vain et faux de brandir une appartenance ethnique ou nationale. Divers lieux et langues nous traversent et nous constituent. L’espagnol n’est pas la langue de ma mère, mais il m’est une langue maternelle qui me rassure et me rappelle « les voix chères qui se sont tues ».

A ce propos, l’ethnopsychiatre Marie-Rose Moro parle d’une jeune femme d’origine espagnole vivant en France qui adorait écouter la radio espagnole dont les voix avaient sur elle l’effet apaisant d’une berceuse. La voix nue de la radio la raccrochait « au monde de l’enfance installé à l’intérieur d’elle avec nostalgie et sécurité ». (Revue esquisse(s), printemps 2011, « Adelia et la voix nue de l’enfance », p. 87).

Dans ce passionnant article, Marie-Rose Moro, prenant l’exemple très éclairant pour moi du champ sémantique et culturel différent de l’espagnol aguantar et du français supporter, réfléchit sur la manière dont les enfants de migrants doivent « croiser une généalogie transmise par le dedans et les appartenances acquises par le dehors » pour que leur métissage devienne fécond.

Je connais de plus en plus d’adolescents incertains dans leur langue maternelle et bredouillant également le français, flottant dans un vague entre-deux de naufragés linguistiques. Mon travail consiste non seulement à leur apprendre le français, mais à les encourager à cultiver leur langue natale et ce que Marie-Rose Moro appelle leur “imaginaire polyglotte” pour se forger l’identité la moins rétrécie et la plus authentique possible.

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Comme c’est bizarre

Je connais des bilingues parfaitement dissociés, avec une indépendance franco-espagnole aussi virtuose que celle des batteurs dont le bras droit bat une mesure et le bras gauche une autre.
Ce n’est pas mon cas, et le français étant mon bras droit, je reste troublée par ce qu’on appelle les faux amis.

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J’ai du mal, par exemple à me mettre dans le crâne que bizarro en espagnol signifie brave et dans un second temps généreux. « Un bizarro caballero » éveillera en moi l’image de Don Quichotte ou du chevalier sans corps d’Italo Calvino, et « un bizarro donador » celle d’un milliardaire excentrique.

Mon attitude est ici tout à fait francocentriste, car selon Robert et la grammaire Brunot et Bruneau, notre bizarre français est un emprunt à l’espagnol, qui l’aurait lui-même emprunté, selon el Diccionario de la Real Academia, à l’italien bizzarro qui signifiait irascible. (Il est singulier qu’un irascible Italien devienne un brave Espagnol puis un insolite Français.)

Mais je dirai à ma décharge que si le sens de bizarre a éclipsé pour moi injustement celui de bizarro, c’est que la fortune de ce mot au cours des deux derniers siècles a été grande en France, avec Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre », et surtout la voix de Louis Jouvet qui nous gratte encore la tête : « Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre».

Los Gandules, duo de chanteurs humoristes espagnols

Los Gandules, duo de chanteurs humoristes espagnols

Mais il existe aussi entre les langues des amis de fortune. Je n’ai aucune difficulté à accueillir en espagnol el gandul, le fainéant, le bon à rien insolent, qui a pour anagramme dans notre langue, article compris, (je ne crois pas que Google ait encore répertorié les anagrammes bilingues) le glandu, sans étymologie commune et d’un niveau de langue nettement moins élégant (je viens de lire la rime “gandul / azul” dans un poème de Rubén Darío). Le glandu désigne un individu niais et bas, ou un Français moyen râleur et raciste interprété dans les années 80 par Thierry Le Luron. Ce hasard des langues qui me ravit fait aussi que le verbe gandulear a un sens très voisin de notre glandouiller.

Quel est l’intérêt de ces remarques ? Je ne sais pas. Quelque chose comme le “plurilinguisme joyeux” dont parle Hélène Cixous dans Une autobiographie allemande. J’aime tripoter les mots, les mettre côte à côte, les superposer ou les extraire les uns des autres. J’ai du plaisir à exercer mes deux paires d’oreilles, ou à rassembler en un même roulement trébuchant de caisse-claire mon bras droit et mon bras gauche.

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Marquer la peau de l’eau

pipas paintPour parler des échos que les langues apprises dans l’enfance éveillent en nous, j’ai cité mardi dernier une prière espagnole à l’ange gardien.

Que l’on me permette de prendre aujourd’hui un exemple nettement plus trivial. Les mots qui traduisent en espagnol le français crachat sont nombreux, et parmi les plus courants je retiens escupitajo (que j’entendais avec l’accent castillan, c’est-à-dire une « jota » dure avant le o.)

trapera paintpara hoy paintCe mot éveille en moi tout un univers sonore des années 60. Quand on marchait dans la rue à Madrid, il était fréquent que l’on entende quelqu’un cracher. Le son de ces raclements de gorge se marie dans mon souvenir aux autres bruits de la rue, comme les cris des vendeurs aveugles de billets de loterie « ¡Para hoy! » (« pour aujourd’hui »), et le grincement des roues des charrettes tirées par les ânes des chiffonnières appelées traperas.
S’ouvre aussi avec escupitajo un paysage urbain au ras du sol fait de mégots de cigarettes, de fientes de pigeons et d’écorces de graines de tournesol directement expulsées de la bouche avec un petit pfft de la langue que je m’entraînais à imiter.

urbanismo paintMais les anges peuvent réapparaître en des lieux inattendus, et les lectures de l’âge mûr élargir l’espace des mots et des sensations de l’enfance. Grâce au jeune poète Carlos Pardo, j’ai découvert il y a quelques années Ángel González (1925-2008), et son recueil de poèmes Tratado de urbanismo (Traité d’urbanisme, publié en 1967 et dont je n’ai pas trouvé de traduction française). Ce recueil, écrit dans les années où le franquisme semblait devoir s’éterniser, est selon ses dires le plus sombre qu’il ait écrit. Ayant perdu confiance en la parole poétique, il traîne solitairement ses pas dans un Madrid où la censure imprègne les relations quotidiennes, les gestes, les regards aux “implacables pupilles” et aux « rétines réticentes” des passants, ce dont l’adolescente française que j’étais n’avait qu’une perception brumeuse.

Le premier poème du recueil a pour titre : Inventaire des lieux propices à l’amour, et le premier vers de ce poème est :
Il y en a peu.

Dans le deuxième, le poète regarde les jambes des jolies filles qui passent dans un jardin public sans faire attention à lui :

(…)         angel retiro paint                                                                                       spectateur                                                                                              
qui sent la brûlure humiliante
du renoncement,
et maudit à voix basse,
et s’appuie à la grille du bassin,
et regarde l’eau,
et voit son propre visage,
et crache distraitement, en suivant
des yeux les cercles
que tracent sur la surface tendue
sa solitude, sa peur, sa salive.

(Traduction personnelle)

Morne crachat  d’un poète qui ne peut chanter l’amour, et dont la sensibilité n’est plus accordée aux strophes engagées de la génération précédente. “Écrire un poème : marquer la peau de l’eau”, dit-il à cette époque. Poésie perçue, en ces temps aussi gris que les uniformes des policiers, comme un escupitajo distrait.

Retiro paint

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