Le mot bonheur, le mot espoir, Imre Kertész

Bonheur fait-il partie de ces mots qui « s’abattent sur vous et vous enferment », comme le dit Nathalie Sarraute (Enfance, p. 1056) ? Et faut-il avec Roberto Juarroz remplacer espoir, qui « a perdu ses racines », par “attente”, « forme plus pure de la foi » (Fragments verticaux, n°125) ?

Bonheur, espoir sont-ils en littérature définitivement entachés de soupçon ?

Je les vois pourtant apparaître en relisant, après la mort de l’auteur le 31 mars dernier, des passages d’Être sans destin d’Imre Kertész. À la fin de son séjour à Buchenwald, le narrateur malade, épuisé, hors d’état de travailler, se demande comment il va être achevé : par gaz, par balle, par un produit pharmaceutique, ou par un autre moyen. Et il se dit (p. 259) :

En tout cas, j’espérais que ce ne serait pas douloureux et c’est peut-être bizarre, mais cet espoir me remplissait, tout aussi réel que ces espoirs véritables, pour ainsi dire, qu’on fonde sur l’avenir.

4162TCS5EQL._SX310_BO1,204,203,200_

L’espoir s’attache donc à tout, même au fait de mourir un peu moins mal. Ceci me renvoie au fragment 138 des Pensées (édition Le Guern), où Pascal dit, à propos du bonheur :

C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.

Rappelons en écho les dernières phrases si profondes d’Être sans destin, au moment où le narrateur va rentrer chez lui :

[…] Sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions.
Si jamais on m’en pose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié.

“Le bonheur des camps”. La voix enregistrée de Kertész entendue hier à l’émission La Grande table de France Culture me confirme qu’avec toute la méfiance que l’on a envers ces mots et le contenu singulier que Kertész leur donne, espoir et bonheur n’ont pas quitté le domaine de la littérature.

Roberto Juarroz, attaché pour sa part à la foi, disait aussi : « On pourrait douter du manque de foi ». On pourrait de la même façon soupçonner le soupçon. Imre Kertész nous conduirait-il au-delà de  “l’ère du soupçon” ?

Publié dans grains de peau | Laisser un commentaire

Coruscant

Coruscant était un mot brusque, râpeux, urticant, que je me répétais en me retournant dans mes insomnies sans en connaître le sens, dont j’avais envie de rouler et de redoubler le r en frottant mes orteils les uns contre les autres sous la couverture, et qui veut dire brillant, éclatant : « une lumière coruscante ».

Incandescence, flamme coruscante et noire de Tristan, de Phèdre, corps d’Hippolyte déchiqueté sur les rocs.

Mais j’ai consulté Wikipedia et mal m’en a pris. Dans Starwars, Coruscant est une planète de méchants connue de tous les écrans de cinéma, de télévision, de tablettes tactiles d’enfants en vacances qui traînent en pyjama jusqu’à midi.

Publié dans grattilités | Laisser un commentaire

Caillou rose

Je marche sur la route, poussant du pied un caillou rose. Je me penche : mon caillou est un fragment de dentier avec quatre incisives.

Publié dans Brèves rencontres | Laisser un commentaire

Paloma

petite fille sautant à la corde                                          Picasso, Petite fille sautant à la corde, musée Picasso, Paris

J’ai mis mon chapeau vert à pois mauves et je marche dans l’avenue. Une petite fille saute à la corde avec une vitalité qui concentre mon regard, dissipe mes pensées, éteint le reste de la rue. En une seconde, “me la recuerdo”,  je la rattache à mes jeux d’enfant à Madrid.
Je la dépasse, elle s’arrête de sauter et me dit :

« Madame, tu es trop jolie ! » Continuer la lecture

Publié dans Brèves rencontres | 2 commentaires

Brève rencontre : Adeline

Sur le boulevard je rencontre Adeline, l’ancienne du kiosque à journaux qui pour quelques euros promène maintenant des chiens. Elle a peu de dents et peu de cheveux. Elle me dit : “Ma maman est morte le 17 mars, je n’ai plus d’yeux pour pleurer”.

Publié dans Brèves rencontres | Laisser un commentaire

Style et pelsonnalité

 Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (…)

Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre.

Henri Michaux, Poteaux d’angle.

Gombrowicz disait avec son accent polonais que ce qui importe n’est pas le style d’un écrivain mais sa « pelsonnalité ».

La pelsonnalité, c’est peut-être le courage d’aller le plus loin possible en soi. Pousser plus loin, par à-coups, avec des pauses. Au coup suivant on a sans doute progressé.

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Micro-drame

indexSa carapace ne la rive pas au sol, sa carapace est des ailes.
Mais :
En ramassant une balle sur le court de tennis, je vois une coccinelle. Vais-je la sauvegarder sur le côté ? Anne me dit : « Un court de tennis représente pour elle ce qu’est la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur pour nous. »

À l’issue de l’échange suivant, Anne découvre le corps écrasé de la coccinelle sous une balle.

Il est vrai que les bombardements – en région PACA comme en région Hauts-de-France – font des victimes.

Publié dans Brèves rencontres | Laisser un commentaire

Le mot ombre

Je dirais du mot ombre la même chose que du mot silence : dans un titre de livre ou de film il donne toujours envie de s’exclamer : “Quel beau titre !”

Une des grandes beautés du titre Mémoires d’outre-tombe est que l’on y entend le mot ombre mais qu’il n’y figure pas. Le titre entre en assonance avec  les ombres ‒ dont celle de Chateaubriand ‒ de tous les disparus qui déambulent dans l’œuvre.

Une des grandes beautés de ce vers de Verlaine :

D’où tombe un noir silence avec une ombre encor                      « Dans les bois » (Poèmes saturniens)

réside dans ces e muets qui ponctuent le silence d’une ombre impalpable, un instant suspendue, puis tombant sur le vers suivant :

Ces grands rameaux jamais apaisés comme l’onde,
D’où tombe un noir silence avec une ombre encor
Plus noire, tout ce morne et sinistre décor
Me remplit d’une horreur triviale et profonde.

L’instabilité rythmique et la présence de nasales dont une ombre est l’écho font trembler les vers, préparant musicalement  l’horreur qui se dit à la fin du quatrain.

Publié dans grains de peau, griffomanie | Laisser un commentaire

Jeu de portraits comparés

robert-walser-2index

Il se trouve que je lis en ce moment à tour de rôle Robert Walser et Pascal Quignard. Le seul point commun que je leur trouve d’abord est d’être orfèvres en proses brèves. Davantage influencée par les manières de Walser que par celles de Quignard, j’ai voulu dire d’eux : « Le premier est saugrenu, le second archisérieux », avant de m’apercevoir qu’ils ont chacun leur sérieux et leur fragilité. Quignard s’avance avec assurance, entouré de Grecs et de Romains comme d’une bande d’amis. Il m’aurait intimidée si je ne m’étais souvenue qu’à une conférence donnée il y a quelques années, il a été pris d’un bredouillement de plus en plus persistant, au point de finir dans un mutisme presque total comme à son adolescence, au moment de muer. Et il m’a semblé extraordinaire, puis très compréhensible, qu’un homme aussi savant puisse se trouver soudain si démuni. Au contraire, on dirait que Robert Walser n’a jamais mué. Il sautille vers le lecteur avec une gentillesse enfantine qui tourne sans prévenir à la plus grande insolence. Il ressemble à son moineau : « Les moineaux surgissent tout d’un coup, avec toute la force de leur évidence, pour aussitôt, avec la même parfaite complétude, s’éloigner en dansant, ou s’évaporer. » (Nouvelles du jour, Zoé poche). Je ne crois pas qu’il ait souffert de mutisme, mais je sais que son écriture s’est définitivement évaporée en 1933 à l’asile d’Herisau, alors que Quignard ne cesse pas d’écrire,   “seule façon de parler en se taisant ” (Le nom sur le bout de la langue, folio).

Quignard est un homme de culture, l’antithèse du débraillé. Walser est un faux naïf, l’antithèse du gourmé. Quignard est un baryton ; Walser une flûte traversière. Quand je lis Walser j’ai les muscles du visage qui se détendent ; quand je lis Quignard je contracte légèrement les muscles des mâchoires et je cherche des choses dans le dictionnaire. Quignard se tient à une distance de moi qui varie peu ; Walser se laisse toucher et me file entre les doigts, changeant comme les nuages du ciel et les remous de l’âme. Quignard aborde et relie beaucoup de lieux ; Walser me décontenance par son INSULARITÉ. Le livre de lui que je préfère est La Promenade (Gallimard, l’Imaginaire).

Publié dans grains de peau | Laisser un commentaire

Majuscule

lettrine-s  Beaucoup de textes contemporains ne commencent pas par une majuscule car le flux intérieur  n’a ni début ni fin.

Pourtant la majuscule dit : ― Enfin je commence, je place des pierres sur la rivière et je construis un lac, un jardin, avec des événements de feuilles, de mouches, de becs, de reflets, de ridules.

Il y a un élan dans la majuscule

Des majuscules en ailes d’oiseaux :

voyelles_manus

Publié dans grattilités | Laisser un commentaire