Animal polyglotte

Au lycée français de Madrid, nous parlions une langue hybride où beaucoup de phrases n’étaient dites entièrement ni en français ni en espagnol. Avec mon amie Concha je m’amusais à outrer et à compliquer la chose en ajoutant l’anglais, ce qui pouvait donner : “J’ai tantísima cosa à te raconter que no sé how to begin ». Nous ajoutions à cela certaines déformations de mots à l’intérieur d’une même langue : le mot espagnol exacto, par exemple, était dit tantôt avec une prononciation pédante en outrant les k : ekessaketo ; tantôt au contraire en mangeant le k pour imiter un parler populaire : essato. Il y avait dans ces jeux la joie de malaxer en la déformant la pâte de la langue, liée au plaisir de parodier diverses catégories sociales, et à celui d’exercer agilement et à notre fantaisie le passage d’une langue à l’autre, d’un accent à un autre, comme on saute de part et d’autre d’un ruisselet.

Aujourd’hui j’aime encore mélanger, traduire et comparer les mots des langues. C’est pourquoi la phrase de Descartes qui sert d’exergue au livre La Nostalgie de Barbara Cassin m’a tout de suite réjouie, comme si ce livre était d’emblée fait pour moi :

Me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre.                 Lettre à Christine de Suède, juillet 1648.

Et quand j’ai vu que Barbara Cassin associait une certaine nostalgie constructive à la différence des langues, j’ai été comblée :

Non seulement on peut inventer autrement dans une autre langue, mais on invente dans l’entre-deux-langues. Cela s’appelle traduire. L’homme n’est pas un animal doué de logos, c’est un animal polyglotte.                                                   La Nostalgie, (éd. Autrement, 2013)

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