Traduire par nostalgie

Si on demandait à des traducteurs : ― Pourquoi traduisez-vous ? Certains répondraient : ― Par nostalgie. Moi, par exemple, je traduis pour orienter, discipliner, distraire, détourner une nostalgie, comme on détourne un cours d’eau en creusant un canal. Mais je ravive en même temps cette nostalgie en remplaçant les mots espagnols de l’enfance par d’autres mots qui ne combleront jamais l’écart, qui ne feront jamais revenir à l’identique les voix et les paysages. En traduisant, j’approche, je tâte, je reprends, j’ai sur le bout de la langue quelque chose qui jamais ne sera ça mais au mieux presque ça, le plus ça possible avec les moyens que me donne le français, et j’apprivoise comme je peux cet écart irrémédiable entre les langues. Traduire, c’est toucher une absence.

Roda de Isabena, Aragon.
Photo de Marina Sala.

La nostalgie dont je parle peut parfaitement se rapporter à quelque chose que je n’ai jamais vécu. Ni moi, ni aucun de mes ancêtres. L’effort de traduction qui s’y rapporte n’est donc pas un retour à mon origine propre, à mes racines personnelles, il n’a rien d’identitaire. Je suis, par exemple, en train d’achever, avec mon amie pyrénéenne Marina, la traduction d’un beau récit écrit en dialecte aragonais. N’ayant aucune notion de cette langue, et n’ayant, jusqu’au mois d’avril dernier, jamais mis les pieds dans cette région du Nord-Est de l’Espagne, je me suis aidée d’une traduction en castillan dans laquelle je puisais absolument tout au début, et dont j’ai osé me détacher peu à peu, à mesure que je me familiarisais avec le parler aragonais. Et en entrant dans cette langue rugueuse, j’avais l’impression de bêcher une terre rocailleuse « de to la bida » (castillan « de toda la vida »), une vieille terre mère édentée qui m’aurait portée depuis toujours, et qui me rendait plus distant mon « français-langue-maternelle » urbain et distingué.

J’ai parfois l’impression que toutes les langues sont maternelles et que tout écart entre les langues porte en lui la disparition de maman.

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