Recto-verso

Si comme moi vous gardez, par mesure d’économie et d’écologie, vos feuilles imprimées, et que vous les remettez dans l’imprimante pour en faire un tirage personnel au verso, votre vertu sera parfois récompensée par le dévoilement d’affinités fortuites entre les deux faces de votre feuille de papier.
J’ai imprimé l’autre jour neuf traductions françaises du fameux haïku de Bashô :

Le vieil étang
Une grenouille plonge
Le bruit de l’eau

De l’autre côté de ma feuille j’ai découvert un bout d’article, photocopié je ne sais quand ni par qui, sur le peintre Théodore Rousseau, qui parle de paysages où je me plais maintenant à faire sauter les grenouilles de Bashô afin de prolonger la rencontre et de diffuser en moi les ondes bienfaisantes de l’imprévu.

Théodore Rousseau, Mare au crépuscule, vers 1850.collection privée.

Bien sûr, vous serez plus souvent amené à réunir sur votre feuille un avis d’échéance et un mauvais bulletin scolaire de votre enfant qu’à produire d’étincelants hasards objectifs. Certaines coïncidences inquiétantes vous donneront même envie d’éliminer du monde tout verso : ce n’est qu’au moment d’embarquer dans l’avion que j’ai aperçu, en retournant la photocopie qui me servait de billet, une reproduction en noir et blanc de La Mort de Sardanapale de Delacroix. J’ai commencé à présager une réplique de l’accident d’avion dont le pilote avait entraîné dans son suicide les 150 passagers, il y a quelques années. Puis j’ai tourné la page et mon avion a atterri sans s’écraser.

« J’ai tourné la page », ai-je écrit. Cette expression courante sera-t-elle bientôt vide de sens concret ? On peut encore jouer sa fortune et sa vie sur une carte à jouer retournée, mais les choses qu’on lit tendent à n’avoir plus qu’un côté. Les liseuses ont des pages numérotées à défilement horizontal mais pas de verso. Les textes à défilement vertical de nos écrans – comme d’ailleurs les articles de ce blog – peuvent regorger d’interfaces et de liens transmédias, mais ils sont sans verso, sans dos, sans revers. Notre esprit perdra-t-il quelque chose en perdant les versos, et avec eux le geste de tourner la page ?

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2 réponses à Recto-verso

  1. C’est pourquoi je préfère toujours la littérature sur papier plutôt que sur liseuse, même si les livres pèsent plus lourd dans les bagages. J’aime bien lire la 4e de couverture pour saisir une partie du contenu, et marquer la page avec un joli carton rectangulaire. Et qui lit les dizaines de bouquins que l’on peut emmener sur une liseuse ? Le tableau de Rousseau est magnifique, il y a sûrement plein de petites grenouilles au bord de la mare.

    • Pour renchérir sur ce que tu dis, cette remarque que j’ai trouvée dans la revue littéraire Mettray : “Avant d’entreprendre la lecture d’un livre (…) je lis les premières et les dernières phrases (je ne pense pas que je procèderais de la même manière avec une liseuse)”.

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