Picasso, Petite fille sautant à la corde, musée Picasso, Paris
J’ai mis mon chapeau vert à pois mauves et je marche dans l’avenue. Une petite fille saute à la corde avec une vitalité qui concentre mon regard, dissipe mes pensées, éteint le reste de la rue. En une seconde, “me la recuerdo”, je la rattache à mes jeux d’enfant à Madrid.
Je la dépasse, elle s’arrête de sauter et me dit :
« Madame, tu es trop jolie ! »
N’ayant jamais de ma vie reçu pareil compliment, je m’arrête à mon tour et lui dis : « Tu es très jolie aussi, et tu sautes bien à la corde ». Elle a de longs cheveux tressés comme moi à son âge. Elle me montre les figures qu’elle connaît : à l’endroit, à l’envers, à cloche-pied gauche, à cloche-pied droit et en croisant la corde.
Je lui demande si elle connaît les “doubles”, où la corde est tournée deux fois plus vite. Elle ne comprend pas bien et me la tend. Par chance pour moi, la corde est trop courte (et je porte des chaussures à talons).
C’est une enfant qui aime apprendre et qui se contrarie à l’idée de ne pas savoir absolument TOUT faire à la corde.
Comme moi à son âge.
Pendant que nous parlons, un homme et une femme déchargent une camionnette vers un magasin. Ce sont des gens pauvrement habillés ‒ ce qui n’est pas le cas de la petite fille. Ils observent la scène à chacun de leurs passages, et je comprends que ce sont ses parents. Je leur souris, ils me sourient, la femme a une dent en moins.
La petite fille me demande : « Comment tu t’appelles ? » Je lui dis : « Nathalie, et toi ? »
— Paloma.
Picasso, Colombe en vol sur arc-en-ciel
Ce nom me pénètre d’un ravissement presque aussi intense que si le Saint-Esprit s’était posé sur ma tête : Paloma est le deuxième prénom de ma fille bien aimée, et puis il me rattache à ma cour d’école et à une Paloma Benitez au grand front bombé, première de la classe et du saut à la corde. Ses parents passent à côté de nous. Gagnée par la spontanéité de l’enfant je leur dis de but en blanc : « Paloma, quel joli nom, de quel pays êtes-vous ? »
Ils se rembrunissent sans répondre. Tirée de mon ivresse je m’aperçois que ce sont probablement des Roms − peut-être en situation irrégulière, peut-être vivant dans un camp à La Courneuve, faisant avec leur vieille camionnette des livraisons pour survivre. J’ai raté mon saut, il faut que je me raccroche à quelque chose : « Vous n’êtes pas espagnols ? C’est un prénom espagnol ». Puis, mentant : « Je suis espagnole. » L’homme me scrute et lâche : « Bulgares ». Je dis en ouvrant grand les yeux : « Paloma veut dire colombe en espagnol ». Comme ils ne comprennent pas colombe, j’ajoute : “Paloma, un oiseau” et je me mets à battre des ailes avec les bras. L’homme et la femme sourient et renchérissent : « Oui, un oiseau », et posant leurs paquets ils battent des ailes avec moi pendant que Paloma essaie les doubles sauts dans l’avenue.
Texte très touchant. Merci Nathalie. Christelle
Merci, Christelle 🙂