Espèce d’air

Quand on croise des gens dans la rue, il se dégage de chacun cette chose que maman appelait une espèce d’air. Aujourd’hui, par exemple, plusieurs personnes occupaient le trottoir avec une espèce d’air important. Le corps de cet enfant qui descendait d’une voiture semblait dire : « Je n’ai pas besoin, moi, de faire des pitreries pour me rendre intéressant ». Cet homme qui s’avançait en lançant des regards pour répondre à d’éventuels saluts, bras légèrement écartés du buste… j’ai reconnu au moment de le croiser l’artisan-boulanger le plus en vue de la rue.

Parfois, des scènes de moins d’une minute projettent vers moi plein de petits piquants qui me griffent l’âme, comme ces branches épineuses que l’on prend dans la figure quand on marche derrière quelqu’un sur un sentier étroit : une femme, yeux clairs, française, cinquantaine, un peu soufflée, ride de souffrance au coin de la bouche, s’approche pour me demander le nom d’une rue, non, de l’argent. A quelques pas un homme impatient marche de long en large et me regarde en coin. C’est tout. Un monde s’est entrouvert, de cruauté, de renoncement, de masochisme, de coups, de brèves révoltes matées, d’une humiliation qui n’en finira jamais… bouffée d’une désolation qui atteint en moi certaines zones prêtes à la recevoir.

D’autres fois, je colle plus distraitement aux gens que je croise une seule étiquette, à la rigueur deux, qui sont des ébauches d’espèces d’airs : vieux, jeune, riche, pauvre, heureux, malheureux, droit, bossu, boiteux, bien coiffée, vulgaire, proprette, intello. L’autre jour j’ai croisé deux personnages qui condensaient dès le premier coup d’œil trois airs un peu disparates quoique compatibles : pauvres, homosexuels, heureux. Pauvres par leur attitude de pauvres : voûtés, épaules tombantes, air apeuré. Homosexuels, parce que ces deux hommes se donnaient la main. Heureux, parce que j’ai eu le temps d’entendre le premier dire : « Il vaut mieux être deux », et le deuxième répéter : « Il vaut mieux être deux » en hochant la tête. Ils se tenaient par la main sans pudeur mais sans provocation, séparés des autres et s’aidant à supporter le monde, avant de se taper dessus, peut-être, ce soir ?

J’ai écrit trois paragraphes, mais j’ai l’impression que je ne sais pas très précisément définir ce qu’est l’espèce d’air  ̶  proche de ce que Nathalie Sarraute appelle tropisme  ̶  que l’on sent très fort quand on croise les gens dans la rue.

Ce contenu a été publié dans Brèves rencontres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *