Voir aussi le billet du 15 mars sur ce blog.
Poursuivant de fil en aiguille mon investigation graphomane, je vois s’avancer un personnage de roman qui pourrait ressembler à un Stendhal sans gaieté, tout en délicatesse sensible, et que son auteur a baptisé par coïncidence “Dominique”, prénom que se donnait à lui-même Stendhal dans l’intimité de son travail d’écrivain.
Publié en 1863, Dominique est l’unique roman, très probablement autobiographique, d’Eugène Fromentin, peintre connu pour ses tableaux orientalistes, mais aussi critique d’art et homme de lettres. Le personnage de Dominique est un gentilhomme campagnard charentais de quarante-cinq ans, maire de sa commune, bon mari et bon père, réfugié dans une vie plate et régulière. Ses premiers mots adressés au narrateur dans le prologue de ce roman encadré sont : « Certainement je n’ai pas à me plaindre (…) car, Dieu merci, je ne suis plus rien, à supposer que j’aie jamais été quelque chose. » Le narrateur se demande avec finesse si la résignation affichée est sincère : « (…) quelquefois j’ai pu douter qu’un esprit comme le sien, épris de perfection, fût aussi complètement résigné dans la défaite. Mais il y a tant de nuances dans la sincérité la plus loyale ! il y a tant de manières de dire la vérité sans la dire tout entière ! »
Le narrateur découvre une de ces « manières de dire la vérité » en visitant le cabinet de travail de Dominique, avant de recevoir en ce même lieu les confidences qui constitueront le récit proprement dit.
La description de ce cabinet est le pivot du roman et l’un de ses plus beaux passages. C’est le lieu où Dominique s’isole pour revenir “de vingt-cinq ou de trente ans en arrière”, au moyen des multiples inscriptions qu’il a tracées au fil des ans sur les murs, les boiseries et les vitres : dates et chiffres, figures géométriques allégoriques, initiales enlacées, maximes courtes, et “beaucoup de vers ».
Je peux dire, sans déflorer ce roman rétrospectif, que les inscriptions de Dominique révèlent plus ou moins explicitement un intense élan vers la poésie et un amour-passion auxquels il a renoncé dans sa maturité, car à dater de son mariage Dominique n’écrit plus rien : « soit par indifférence, soit plutôt résolument”.
Le narrateur appelle ces inscriptions « attestations de lui-même », « identité de lui-même”, et on pourrait croire que Dominique rejoint ici Stendhal, mais c’est en réalité le contraire qui se produit : Stendhal sauvegardait par ses griffonnages sa présence à soi − notamment dans ses échecs sentimentaux − en vue d’un « ouvrage » à écrire, alors que Dominique se place tous les jours devant les sources d’amour et de poésie dont il s’est détourné comme d’une dangereuse illusion et d’une vanité.
Ces graffiti sont toutefois plus ambigus : Dominique revient plusieurs fois dans le livre sur ce qu’il appelle lui-même sa « manie (…) d’écrire mon chiffre, et à tout propos de poser des scellés commémoratifs ». Je souligne cette étrange formule, où la commémoration est en même temps fermeture, où l’on pérennise la mémoire en barrant son accès. Lors de sa visite du cabinet, le narrateur se disait déjà : “(…) c’était une question de savoir si Dominique venait là pour évoquer ce qu’il appelait l’ombre de lui-même ou pour l’oublier”. Curieuse est l’hésitation qu’expriment ces hypothèses que l’on trouve dans une autre phrase, avec un nouveau détail important : la plupart des inscriptions du cabinet sont faites au crayon, « (…) soit que le poète eût craint, soit qu’il eût dédaigné de leur donner trop de permanence en les gravant à perpétuité dans la muraille ».
Mais le roman a beau être autobiographique, on ne confondra pas tout à fait le personnage avec son auteur, et Eugène Fromentin a fini par donner “permanence” et à faire graver en caractères d’imprimerie les fantômes de son double (qu’il appelle en passant “poète”). Si l’on n’oublie pas que l’auteur est un peintre, les crayonnages de Dominique peuvent être perçus comme des esquisses préalables à son récit que transcrira le narrateur et que publiera l’auteur. Il y a tant de manières de dire la vérité sans la dire tout entière ! Je ne suis donc pas sûre de partager le jugement tranchant de Proust sur Dominique : « court et niais”. Certes, comment l’auteur du Temps retrouvé pourrait-il admettre que l’on craigne – autant qu’on le désire – de raviver des souvenirs ! Mais Fromentin ne se laisse pas réduire à un Proust inabouti, et ces écrits gravés sur les murs, comme beaucoup d’autres éléments de Dominique, en font un roman de la nostalgie, avec toutes les nuances de ce sentiment riche et profond, injustement méprisé aujourd’hui, et dont, avec ma méthode du fil en aiguille, je parlerai bientôt sur ce blog.