De même que des plasticiens entassent des livres sans bibliothèque, des architectes conçoivent des bibliothèques sans livres.
Le dictionnaire me dit qu’une bibliothèque est d’abord le lieu où est rangée une collection de livres, puis, par métonymie, le contenu de ce bâtiment : les livres. Eh bien, il faut imaginer aujourd’hui un contenant qui ne contient pas de contenu visible, une bibliothèque municipale dont les livres, dérobés à la vue du public, tapissent les parois d’immenses galeries souterraines. Borges n’y avait pas pensé ; la taupe de Kafka aurait pu le faire. En cas de guerre nucléaire, quand tous les ordinateurs et tablettes numériques seront détruits, les archéologues de la future humanité découvriront dans les sous-sols des bibliothèques en ruines les produits intellectuels des civilisations disparues ̶̶ s’ils n’ont pas été auparavant inondés par un fleuve en crue centennale.
Un jour de pluie battante et de vent qui retourne les parapluies, j’ai trouvé asile dans la nouvelle bibliothèque municipale de Caen conçue par Rem Koolhaas au bord du canal de l’Orne. Le bâtiment est généreux, lumineux, respirant la paix sociale, et je me suis sentie bien devant ses vitres bombées parsemées d’inscriptions optimistes : « Sourie (sic) à la vie et la vie te sourira », « Je ne perd (sic) jamais soit je gagne soit j’apprend (sic) ».
La bibliothèque n’est plus désormais cet ensemble de rayonnages grisâtres, poussiéreux, rébarbatifs et sentant le renfermé de ma jeunesse, mais un vaste espace incitatif, non injonctif, plein d’écrans, où l’on invite les publics à se détendre, à se rencontrer, à faire de la méditation laïque, à découvrir (sans complément d’objet), éventuellement à lire.
Et à vrai dire on y lit peu. Les livres récents figurant sur les rayons ne sont pas mis en valeur, de manière à n’effaroucher personne. Les designers ont accompli des prodiges de créativité pour des fauteuils aussi variés et colorés qu’impropres à la lecture. J’ai successivement essayé, livre en main, un divan asymétrique, des transats à bascule sans accoudoirs, un berceau-chaussure et une roue de hamster à coussin, quand une habituée qui me regardait en coin m’a conseillé un tabouret calé contre un mur.
Le son est si velouté dans cette bibliothèque que personne ne songe à parler bas ni à éteindre sa sonnerie de téléphone. Si vous vous sentez dérangé, il ne vous servira à rien de lancer des regards courroucés ou de postillonner “chttt”. Ce genre de comportement est aussi inconcevable en ce lieu que sur une place publique et personne ne fera attention à vous. Vous serez naturellement enclin à vous réfugier dans une des petites salles adjacentes contenant chaises et tables de travail, car les gens classiques comme vous ont le droit d’exister, tous les citoyens du monde ont ici le droit d’exister.
Que dire de plus ? Je viendrai la prochaine fois à la bibliothèque Alexis de Tocqueville avec mon vieux cartable plein de livres.
Mieux vaut sans doute une bibliothèque sans livres qu’une bibliothèque à « fake livres » : en lien, un article sur la prestigieuse bibliothèque de Binhai en Chine. http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/11/28/la-magnifique-et-futuriste-librairie-chinoise-a-bien-moins-de-livres-que-prevu_5221733_4832693.html