Onirisme de l’imparfait

Jean-Antoine Watteau, Embarquement pour Cythère (1717) 194×129

L’imparfait me plaît car ce qu’il évoque n’a ni début ni fin précise, voguant dans un passé incertain : Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères (…) (Gérard de Nerval, Sylvie). C’est un temps rêveur et faiblement indicatif : le français emploie l’imparfait pour des virtualités qui dans d’autres langues appartiennent aux modes subjonctif ou conditionnel : « Ah, si j’étais libre ! » Mon imagination mettait également nos jeux de sœurs à l’imparfait : « On était des filles très riches et très belles et on n’avait pas de parents. » Chez Baudelaire l’imparfait est volontiers contemplatif, extatique, intemporel, juste avant le coup de poing du réel : (…) Mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j’étais enveloppé ; le souvenir des choses terrestres n’arrivait à mon cœur qu’affaibli et diminué (…) (« Le Gâteau », Le Spleen de Paris, XV)

Avez-vous remarqué que nous racontons nos rêves d’un bout à l’autre à l’imparfait ? Le récit de rêve nocturne, quelle que soit son intensité et sa présence en nous, se dit parfois au présent comme une hallucination, mais il est plus souvent imparfait à tous les sens du terme : déformé et lointain, rendant compte du mur de brouillard que nous sentons se dresser entre les sensations du rêve et leur expression verbale, le hors-langage et le langage articulé, le monde de la nuit et le monde du jour.

Cet aspect onirique de l’imparfait favorise tout autant les envoûtantes évocations poétiques des états de demi-somnolence qui précèdent le sommeil :

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Baudelaire, « Le Balcon ». Les Fleurs du Mal, XXXVI

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