N.B. Chers Abonnés, vous recevez aujourd’hui deux billets. Je confirme que celui-ci est à lire en premier.
Le Garçon sauvage, petit livre de Paolo Cognetti que j’avais commencé à lire assez distraitement, contient de ces richesses qui passent sur le moment quasiment inaperçues mais qui font peu à peu leur chemin, s’entremêlant à d’autres lectures et à d’autres expériences (cf billet du 10 mai).
Pendant son séjour de près de 8 mois dans un chalet du val d’Aoste, le narrateur fréquente Remigio, ouvrier maçon doté « d’un caractère contemplatif » et grand lecteur « de livres difficiles » car : « les mots qu’il connaissait ne suffisaient pas pour dire comment il allait ».
En quel sens ? lui demandai-je, intrigué. En ce sens, m’expliqua Remigio, qu’il avait toujours parlé dialecte, et que le dialecte a un lexique riche et précis pour ce qui est des lieux, des outils, des travaux, des pièces de la maison, des plantes, des animaux, mais qu’il devient vite pauvre et vague dès qu’on en vient à parler de sentiments. Tu sais comment on dit quand on est triste ? me demanda-t-il. On dit « mi sembra lungo » : « je le trouve long », en parlant du temps. C’est le temps, quand on est triste, qui ne veut plus passer. Mais l’expression vaut aussi pour quand (…) on se sent seul, qu’on n’arrive pas à dormir, qu’on n’aime plus la vie qu’on fait. Remigio décida un jour que ces trois mots ne sauraient lui suffire, il lui en fallait d’autres pour pouvoir dire comment il allait, et il se mit à les chercher dans les livres. (p. 120-121)
Ce Remigio est un original. Moi qui ne possède aucun dialecte, je m’émerveille que les habitants d’Aoste associent un sentiment de tristesse à un temps démesurément long, j’aurais tendance à y trouver quelque chose de baudelairien et à m’exclamer avec une nostalgie d’emprunt : « Comme ces dialectes sont expressifs et quel dommage qu’ils se perdent ! » Avec ma co-traductrice Marina Sala, il nous semblait par exemple incontestable que la version originale en dialecte aragonais du livre Où allons-nous ? d’Ana Tena Puy exprimait des sentiments plus touchants, plus vrais que leur traduction en espagnol standard et en français.
Mais je comprends aussi parfaitement Remigio d’avoir besoin de plus de mots pour « dire comment il va ». Le dialecte de notre époque pour dire comment on va est celui de la sophrologie, sans poésie cette fois, avec ses plaques de « ressentis », de “reconstructions”, de « gestions du stress” et d’« investissements de notre corps et de nos émotions ». Un de mes grands plaisirs d’enseignante est de présenter à mes élèves le vocabulaire des sensations et des sentiments en essayant de leur faire déguster, dans leurs plus fines nuances, les mots qui expriment nos enthousiasmes, nos détestations, notre ardeur, notre indifférence, nos bonheurs et nos douleurs. Nous traversons les sentiments d’une vie, et avec ce bagage d’antonymes et de synonymes dont pas un ne l’est complètement de l’autre, chacun doit se débrouiller sans sophrologie pour dire précisément comment il aime et comment il va.