On ne se débarrasse pas vite de Coetzee, et le titre français de son dernier livre est venu cette nuit me rendre visite pendant une insomnie. Cet “abattoir de verre” est un dispositif imaginé par le personnage d’Elizabeth Costello pour sensibiliser les gens à la souffrance animale : on place un abattoir transparent au milieu des villes afin de montrer à tout le monde, à l’aide de quelques tueries par jour, ce que l’on voit, entend et sent dans un abattoir.
L’idée d’exposer l’abattage des animaux dans une vitrine en plein centre-ville (peut-être au milieu d’une grand-place, ou sur un boulevard, entre Monop et The Kooples) au lieu de le pratiquer dans des bâtiments massifs, opaques, protégés par des grilles, parfois situés en périphérie comme les maisons des bourreaux, est le fait d’une militante antispéciste qui veut alerter l’opinion, et je n’ai pas de sympathie démesurée pour les antispécistes. Mais l’image de l’abattoir de verre demeure dans un coin de moi-même, comme si elle comportait plusieurs couches ou qu’elle travaillait mon imagination en sourdine à la manière d’un logiciel invisible. Cette horrible bâtisse que je me représente aspergée de sang se heurte dans ma tête à la maison utopique de verre dont parle Dostoïevski, à l’opéra de Hambourg, à la nouvelle biblithèque de Caen et à beaucoup d’autres immeubles cristallins et magiques.
D’ailleurs, un bâtiment en verre enfermant des animaux est généralement un aquarium où les poissons sont en captivité mais vivants, car mettre quelque chose sous verre – que ce soit un tableau ou un plateau de fromages – sert en général à le protéger. Ce titre résonne également avec celui de La Ménagerie de verre, pièce de Tennessee Williams à laquelle Coetzee a sûrement pensé, où une jeune fille handicapée, soumise à une mère indigne, se réfugie auprès de sa petite ménagerie d’animaux de verre. Ironie du titre coetzéen : le contenu en verre est devenu un contenant qui, loin de symboliser une fragilité et une tendresse envers des animaux, exhibe leur massacre.
L’abattoir de verre présente à tous ces titres un aspect perturbant pour l’esprit et agaçant pour les nerfs quand il vient me visiter au milieu de la nuit comme un objet désagréable, aberrant, contre-nature, et qui n’a pas fini de me dire ce qu’il a à me dire. C’est un pur produit de ce que j’appelais ici “l’effet Coetzee » dans mon billet du 28 août dernier.