Encore un peu

Mon amie Marie-Paule citait l’autre jour un propos de Vladimir Jankélévitch: “Toute mort est une mort subite, même la mort d’un vieillard de 95 ans… parce qu’il faut toujours un dernier accident pour qu’il meure, n’est-ce pas ? Il pourrait mourir le lendemain, il pourrait mourir l’année prochaine.” (Qui suis-je, la Manufacture, 1986). La disparition récente du poète Antoine Emaz – qui était souffrant depuis plusieurs années – ravive cette réflexion : dans son recueil de 2016 Limite, nous voyons osciller une “barque corps » qui “ne porte plus que mal » sans que l’on sache quand ni comment aura lieu le naufrage.

Alexandre Holla, “Chêne bas”

Toute personne ayant assisté un mourant connaît cette incertitude du seuil. Il faut être Diderot pour déclarer, selon le témoignage de sa fille Angélique :

« Ma vie désormais se compte en quarts d’heure”.

— Encore un peu… se dit-on généralement. Tous les matins se réveiller et se dire : « Encore un moment » (qui varie de quelques mois à quelques années selon l’âge et l’état de santé). Ou bien on ne se dit rien du tout, tant l’habitude de vivre nous donne un sentiment de permanence. George Eliot est venue hier faire écho à ces remarques :

Un homme vous dira qu’il travaille depuis quarante ans dans une mine sans avoir eu aucun accident, comme si c’était là une raison pour laquelle il devrait être libre de toute crainte, bien que la voûte de la mine soit en train de s’affaisser ; et l’on observe souvent que, plus un homme se fait vieux, plus il lui est difficile de croire vraiment à sa propre mort (Silas Marner, Folio, p. 83-84).

Il y a des vieillards rageurs, arc-boutés sur leur longévité, d’autres qui voudraient mourir et n’y parviennent pas, d’autres qui croient vouloir mourir et s’arc-boutent… et je laisserai le mot de la fin à Philippe Jaccottet :

“Mon désir serait tout bêtement d’être éternellement mortel.”
(Observations, bib. de la Pléiade, p. 75.)

P.S. Une belle note de lecture d’Anne Malaprade sur Antoine Emaz :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/11/note-de-lecture-antoine-emaz-limite-par-anne-malaprade.html

Et le dossier de 100 pages publié le 7 mars 2019 par Poezibao :

https://poezibao.typepad.com/poezibao/2019/03/dossier-antoine-emaz.html

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