Il arrive qu’un exil aille à la rencontre d’un autre exil, et il est temps que je parle de « La migration des mots », bel article d’Amina Saïd dans la revue Apulée, placé sous l’épigraphe de Claude Esteban :
Seule l’expérience assidûment vécue d’une étrangeté, dirai-je d’une altérité à sa propre langue, peut rendre compte, au plus profond de l’esprit, de la notion d’exil.
Amina Saïd, en traduisant l’écrivain philippin Francisco Sionil José, a choisi de s’exiler dans la langue d’un autre dont elle ne connaît pas l’univers culturel. Elle y est prédisposée : émigrée dans sa langue maternelle, le français, elle a grandi à Tunis où elle parle le tunisien, apprend dès l’école primaire l’arabe classique, puis étudie la littérature américaine à Paris. “L’épreuve de l’étranger » ne lui fait donc pas peur.
L’auteur auquel elle a choisi de se marier par la traduction – car la traduction est une sorte de mariage – écrit en anglais, un anglais teinté des langues qui ont façonné son imaginaire: l’ilokano, sa langue maternelle oubliée mais intérieurement présente (j’ai appris à cette occasion que les Philippines comptent sept mille îles et une centaine de langues) ; et le tagalog, langue nationale depuis 1937, mâtinée d’anglais à Manille sous le nom de « taglish ». Cet anglais philippin porte les traces de la présence ancienne des Chinois, et bien sûr des trois siècles de colonisation espagnole, de 1571 à 1898. Francisco Sionil José a eu à cœur d’imprimer dans sa langue d’écriture les traces de l’histoire mouvementée de son pays et Amina Saïd l’a bravement suivi. Elle raconte comment elle a traduit une suite de cinq romans, La Saga de Rosales (près de 2000 pages en tout, ai-je calculé), non seulement en s’entourant des dictionnaires appropriés, mais en rencontrant sur place l’auteur et nombre d’écrivains, et en découvrant les paysages et les lieux qui ont nourri Francisco Sionil José : « et je parvins à discerner, par exemple, la nuance de vert d’une rizière ou l’odeur du copra » (amande de coco), choses inaudibles, inexpliquées, mais si importantes pour saisir un auteur. Cet article s’achève sur une citation de Pablo de Santis : « Tout peut être traduit excepté la façon dont une oeuvre se tait ; et pour cela il n’existe aucune traduction possible ».
Cette résignation est peut-être la meilleure compagne du traducteur.
très bel article qui m’a moi aussi fait rêver à ces pays et ces langues inconnus de moi. Merci Nathalie 🙂
Ce n’est pas la première fois aujourd’hui que nos rêves se rencontrent :-))
Article très intéressant. J’ai eu Claude Esteban comme professeur il y longtemps à l’Institut Hispanique, rue Gay-Lussac. Un professeur de cette époque m’a marqué: José Sanchis-Banús (1921-1987) essayiste, spécialiste de l’oeuvre du poète Emilio Prados. Un exilé, lui aussi.
Moi aussi j’ai eu un peu Esteban, l’année de mon DEA. Sa belle chevelure blanche…