Voici les premiers mots du premier roman de Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu :
Une fois de plus je n’ai pas pu me retenir, ç’a été plus fort que moi, je me suis avancé un peu trop, tenté, sachant pourtant que c’était imprudent et que je risquais d’être rabroué. (p. 41)
« Je n’ai pas pu me retenir » : ceci n’est pas tellement éloigné de ce qu’aurait pu dire Tannhäuser quand il fait éclater son hymne à Vénus au sein de l’assemblée courtoise des chevaliers (voir ici billet du 10 juillet), rompant l’harmonie entre lui et ses pairs. Le mouvement des tropismes ‒ force motrice de l’œuvre entière de Nathalie Sarraute ‒ est pareillement impulsif, fébrile, malséant.
C’est tout tiède, duveteux, palpitant, gazouillant, chatoyant (…) Mais tout à coup (…) voici que sous nos yeux un enfant est arraché à cette crèche jonchée de paille soyeuse.
(L’Usage de la parole, p. 940)
C’est ainsi que souvent, dans cette oeuvre, un groupe nage dans une tendre unanimité, et que soudain un individu émet un propos dissonant, pour un entourage qui aussitôt s’inquiète : “Mais que se passe-t-il ? » “Quelle mouche le pique ? » « Mais qu’est-ce qui s’est mis à bouger ? » Et peu à peu, ce personnage scandaleux représente une menace de folie, de désastre, et doit être expulsé. Comme le landgrave de Tannhäuser rejette « cet enfant du péché », le groupe sarrautien bannit l’individu déviant. La mère le jette hors du logis, l’ami le frappe par derrière, plus rien n’est fiable dans ce monde en perpétuel remous qui déclenche en moi un type d’émotion nerveuse comparable à celle de la musique de Wagner.
Mon prochain billet, traitant d’un sujet voisin, s’intitulera « Sarraute et la Walkyrie ».