Mon amie Marie-Paule Farina parlait récemment d’un « quelque chose » qui lui plaisait particulièrement chez les romancières anglaises des deux derniers siècles, et je partage son sentiment car il me semble qu’elles ont une pertinence et une acuité bien à elles. Je n’ai pas en ce moment en tête les romans de Jane Austen ni ceux des sœurs Brontë qui m’ont enchantée à diverses époques, mais je viens d’achever Middlemarch de George Eliot (1819-1880), considéré comme son chef d’oeuvre. La principale qualité qui m’est apparue à la lecture de cette “étude de la vie de province” est un art du creusement. Pour reprendre une expression que Virginia Woolf appliquait à son propre travail, George Eliot “creuse de belles grottes derrière ses personnages » avec une force pénétrante accompagnée d’une sorte de douceur réfléchie. Ses phrases sont longues, précises, les éléments qualifiants vont souvent par deux. Les gens l’intéressent plus que la nature extérieure et ses principales saisons sont plus mentales qu’atmosphériques (j’ai remarqué que dans sa campagne anglaise il pleut rarement). Les relations d’argent sont prédominantes, mais bien qu’Eliot soit dotée d’un esprit satirique acéré dans sa peinture des habitants de la petite ville de Middlemarch (je pense en particulier à son extraordinaire transcription des commérages), on a l’impression qu’avec elle “tout le monde a ses raisons”, comme disait Jean Renoir.
Il y a toutefois un défaut qu’elle semble mal supporter et où elle intervient directement pour le dire : la sécheresse intellectuelle.
Voici quelques extraits du portrait de l’érudit M. Casaubon – premier mari de l’ardente Dorothea – qui m’apparaît comme l’antithèse de tout ce qui séduit l’auteure :
Cette âme persistait à palpiter dans le terrain marécageux où elle avait pris naissance et pensait à ses ailes sans jamais s’envoler. (…)
Pour ma part, j’ai grand pitié de lui. Fâcheux destin, d’être ce qu’on appelle très érudit et de n’y trouver aucun plaisir ; d’assister au vaste spectacle de la vie sans jamais être délivré d’un petit moi famélique et frissonnant ; de n’être jamais empoigné par les splendeurs que nous contemplons, de ne jamais laisser notre conscience se muer (…) en pensée vigoureuse, en passion ardente, en action énergique ; bref de rester toujours un érudit sans inspiration, ambitieux et craintif, scrupuleux et myope.
Cette vigueur et cette passion (jamais échevelée) sont, accompagnées d’une certaine audace tranquille, les qualités qui me frappent quand je lis George Eliot. Je sors de cette lecture désireuse de délaisser mon “petit moi famélique et frissonnant”, et de me souhaiter pour 2020, ainsi qu’aux amis qui accompagnent parfois mes pas de mouette : “Pensée vigoureuse, audace tranquille, action énergique » !
[En lien, un nourrissant entretien dans l’Express de Marianne Payot avec Mona Ozouf qui a consacré un essai à George Eliot : L’Autre George, À la rencontre de George Eliot, (Gallimard, 2018). Une phrase de Mona Ozouf sur Eliot m’a touchée : “Elle pense, et je lui donne raison, que le plus malaisé est d’accorder ce qu’on a reçu avec ce qu’on a décidé de choisir”.]https://www.lexpress.fr/culture/livre/mona-ozouf-george-eliot-feministe-avant-l-heure_2043665.html
“« Pensée vigoureuse, audace tranquille, action énergique » ! D’accord, souhaitons-nous cela pour 2020 et souhaitons-nous aussi la possibilité de continuer ces échanges, de continuer à trouver comme George Eliot que « tout le monde a ses raisons », peut-être est-ce d’ailleurs cela qui manque le plus aujourd’hui en littérature comme dans la vie. Quelle raison a aujourd’hui Mona Ozouf de s’intéresser à George Eliot en abandonnant l’école et la révolution française? le fait même qu’un journaliste lui pose cette question est révélateur de l’étroitesse d’esprit dominante. Il y a quelque temps Mona Ozouf disait qu’elle prenait autant de plaisir à tricoter, à faire un ouvrage dit féminin qu’à écrire un livre et qu’elle se demandait si ce n’était pas cette capacité à prendre plaisir à tout ce que l’on réalise sans établir de hiérarchie qui permettait aux hommes socialement plus ambitieux d’emprunter les autoroutes en rejetant les femmes sur des chemins de traverse où elles pouvaient à loisir faire des rencontres inattendues.
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