Les livres que l’on aime s’installent en nous à notre insu et réapparaissent au gré d’autres lectures ou d’autres expériences. Confession téméraire d’Anita Pittoni que j’ai commenté en mai dernier (voir lien ci-dessous), contient dans ses dernières pages un émouvant témoignage sur Umberto Saba dont je n’ai pas parlé. Ma lecture récente d’Ernesto (voir ici, 9 janvier) me donne envie de faire aujourd’hui une place à ce témoignage.
Mon billet sur Ernesto s’intitulait “L’écheveau d’Umberto Saba ». Or Anita Pittoni, avant d’être écrivaine et directrice des éditions du Zibaldone à Trieste, est tisserande, et la facture de ses livres, ainsi que sa manière de superviser leur installation en vitrine, en porte la marque. La métaphore filée de l’écheveau sied bien à son récit en trois épisodes intitulé “Cher Saba », où s’enchevêtrent des faits concernant la parution d’une œuvre du poète aux éditions du Zibaldone en 1950. Ce texte singulier révèle autant la complexe personnalité de Saba dont la lecture d’Ernesto m’avait donné un aperçu, que la sensibilité profonde et le caractère bien trempé de Pittoni.
Saba est si capricieux avec ses exigences tyranniques et tortueuses envers son éditrice que Pittoni est sur le point de renoncer à cette publication. Son propre récit avance parfois à reculons, et au découragement de l’éditrice s’ajoute celui de la narratrice qui craint que son texte ne soit confus… Mais elle en débrouille habilement les fils avec un dénouement simple et touchant que je vais rapporter ici.
Quand le livre est enfin prêt, installé dans la vitrine avec “un voile d’or que j’avais tissé pour cette occasion”, Saba vient chez Pittoni pour en signer trois cent cinquante exemplaires. Elle se tient debout, près de lui, et lui prépare avec une sollicitude maternelle (et dans son cas ceci n’est pas une expression figée) les livres ouverts à signer.
À un moment donné, Saba se retourna, leva son visage vers moi, me regarda de ses yeux de ciel et me demanda d’une voix douloureuse : « Tu sais ce que ça signifie cette ligne sous la signature ? » D’après mes modestes connaissances en graphologie, cette ligne droite et ferme signifiait que le signataire était sûr de soi. Je lui répondis : « Non, Saba, je ne le sais pas. Qu’est-ce que ça veut dire… ? » Il déclara – et j’entendis la voix plaintive d’un tout jeune homme : « Ça veut dire… besoin de soutien… » Et il continua à signer, avec patience.
Cher Saba ! Comment ne pas l’aimer ?
Je vois maintenant à mon tour, dans l’écrivain de soixante-sept ans qui signe ses livres auprès de son éditrice, l’adolescent Ernesto “qui se croit disgracieux et craint le ridicule”: imberbe, dégingandé, désirant par son livre qu’on lui dise qu’il est beau.
Lien vers l’article sur Anita Pittoni http://www.lacauselitteraire.fr/confession-temeraire-suivi-de-cher-saba-et-la-cite-de-bobi-anita-pittoni-par-nathalie-de-courson
A Trieste, la statue d’Umberto Saba marche encore d’un bon pas dans les rues et sa Libreria Antiquaria Umberto Saba existe toujours Via S. Nicolò, 30
PAROLE (Umberto Saba)
Parole,
Dove il cuore dell’uomo si specchiava
Nudo e sorpreso – alle origini ; un angolo
Cerco nel mondo, l’oasi propizia
A detergere voi con il mio pianto
Dalla menzogna che vi acceca. Insieme
Delle memorie spaventose il cumulo
Si scioglierebbe, come neve al sole.
Tutte le poesie, éditées par Arrigo Stara, Mondadori, Milano, 1988, page 431.
MOTS
Mots,
Où le cœur de l’homme se reflétait
Nu et surpris – aux origines ; je cherche
Au monde un coin perdu, l’oasis propice
À vous laver par mes pleurs
Du mensonge qui vous aveugle. Alors
Fondrait aussi la masse des souvenirs
Effrayants, comme neige au soleil.
Traduction de Philippe Renard, in Anthologie bilingue de la poésie italienne, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, page 1315.
Beau poème, bienvenu ici, merci 🙂
Celui qu’a édité Pittoni s’intitule “Oiseaux”, 11 pages des “Epigrafe”. Est-ce qu’il figure dans l’anthologie Pléiade ?
Les deux autres poèmes qui figurent dans l’anthologie sont Trieste et Ulysse.
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