Je relisais ce matin une merveilleuse nouvelle de Tchekhov, écrite en 1898 et dont j’ai déjà parlé ici il y a quelques années (voir lien en fin de billet), L’Homme dans un étui, autre “histoire de folie”.
Belikov, professeur de grec dans une petite ville russe, ne sort qu’avec ses bottes en caoutchouc, son parapluie et son pardessus ouatiné. Toutes ses affaires sont dans un étui : parapluie, montre, canif. Même son « petit museau de putois » a l’air entouré d’un étui ; les langues anciennes qu’il enseigne lui servent d’écrin, et sa pensée, Belikov s’efforce également de la ranger dans un étui, accessible aux interdictions, mais découvrant toujours “un point douteux, quelque chose de vague ou de mal dit dans une autorisation”. Ses collègues du lycée où il enseigne sont peu à peu contaminés par sa circonspection tatillonne, au point que toute la ville semble se mettre dans un étui :
Sous l’influence d’hommes comme Bélikov on se mit en ville, au cours de ces dix ou quinze dernières années, à avoir peur de tout. On eut peur de parler haut, d’envoyer des lettres, de nouer des relations, de lire, d’aider les pauvres, d’apprendre aux autres à lire et à écrire…
C’est une grande force de cette nouvelle de montrer que les étuis sont extensibles.
Un jour, arrive dans la ville un nouveau professeur, un Ukrainien nommé Kovalenko, doté d’une voix caverneuse, de mains énormes, d’une mèche qui sort de sa casquette et retombe sur son front. L’antithèse de Belikov. Il vit avec sa sœur Varia, “vive, bruyante, toujours en train de chanter des romances d’Ukraine et de rire à gorge déployée”.
Les marieurs et marieuses de la ville entreprennent de marier Belikov et Varia qui frisent la quarantaine et la trentaine :
Au milieu des pédagogues austères, d’une raideur chagrine, présents par obligation, nous vîmes soudain naître de l’écume une nouvelle Aphrodite : elle avançait les mains sur les hanches, riait, chantait, dansait…
Les fiançailles sont sur le point d’avoir lieu quand, à la suite de quelques péripéties, Belikov dégringole un escalier sans se faire grand mal sous les yeux de Varia :
Quand il se fut relevé, Varia le reconnut, et, voyant son air ridicule, son manteau froissé, ses caoutchoucs (…), elle ne put s’empêcher de partir d’un éclat de rire qui retentit dans toute la maison. (…) Et cette cascade torrentielle de « Ha ! ha ! ha ! » décida de tout : du mariage et de l’existence terrestre de Bélikov.
En effet, il ne se remettra pas de sa honte : un mois plus tard, le cercueil sera son dernier étui.
Si, contrairement aux règles d’une bonne recension, je déflore le récit en dévoilant son dénouement, c’est parce que cette nouvelle qui donne la victoire à la gaieté et à la liberté sur la froideur et la contention me réjouit particulièrement aujourd’hui.
Même si je sais que les hommes qui mettent le monde dans leur étui nationaliste ou religieux ne se sont pas encore tous cassé la figure dans l’escalier.
Eh oui, on avait bien enterré Bélikov, mais combien en restait-il encore, d’hommes à étui, combien y en aurait-il encore !
Puisse “Varia, “vive, bruyante, toujours en train de chanter des romances d’Ukraine et de rire à gorge déployée”, rire et danser encore longtemps ! Merveilleux et tendre Tchékov…
Un abrazo