Robes de chambre

Quand une cousine de mon âge est venue dormir chez moi récemment et qu’elle m’a vue dans ma bonne robe de chambre écossaise, elle s’est exclamée : « Oh, c’est comme quand on était petites ! Plus personne ne met de robe de chambre ! »

Bien que j’aie acheté la mienne il n’y a qu’un an chez Monoprix, je me suis aperçue qu’en effet, les robes de chambre figurent moins souvent qu’avant sur les sites de lingerie nocturne. On en présente encore quelques-unes, en polaire notamment, mais elles n’ont plus rien à voir avec nos robes de chambre matelassées du siècle dernier.

J’ai alors relu Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre, écrit en 1768 :  une riche donatrice de l’Encyclopédie, Madame Geoffrin, venait d’offrir à Diderot une robe de chambre flambant neuve en même temps qu’un renouvellement du mobilier de son cabinet de travail qu’elle jugeait vétuste et bohême. Ceci n’a pas enchanté le philosophe qui regrette sa chère vieille robe de chambre :

Pourquoi ne pas l’avoir gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. (…) Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc.

Des commentateurs font de ce texte un pamphlet contre le luxe et un éloge de la fidélité à soi-même. D’autres, comparant Diderot à Chardin et son Autoportrait aux bésicles, soulignent que c’est sous la protection de l’habit d’intérieur que s’effectue le travail intellectuel, la robe de chambre faisant oublier le corps pour mieux libérer l’esprit.

Oui, mais s’il s’agit d’ériger une statue ? Peut-on exposer sur une place publique un grand intellectuel en robe de chambre ?

Une exposition du musée Rodin à Paris, Corps in-visibles, réalisée par Marine Kisiel, aborde actuellement cette question en montrant les étapes de la création du plâtre intitulé l’Etude de robe de chambre pour Balzac.

En 1891, Rodin reçoit de la Société des Gens de Lettres la commande d’un monument à Balzac, mort en 1850. Rodin se documente fébrilement : il trouve en Touraine un charretier qui ressemble au romancier et qu’il fait poser pour lui ; il consulte le tailleur de Balzac encore vivant, René Pion, et lui fait retailler un costume aux mensurations du romancier.

Oui, Balzac est corpulent, et la Société des Gens de Lettres refuse toutes les propositions du sculpteur pour un monument qu’elle juge « choquant, difforme ». Après des années de tâtonnement, Rodin aboutit à cette Étude de robe de chambre. Après tout, Balzac avait déjà été représenté en robe de moine.

 Le corps réel du grand Balzac dérange ses contemporains ? Draper une robe de chambre sur un corps absent est le subterfuge que trouve Auguste Rodin pour le rendre acceptable, dit Amélie Simier, directrice du musée Rodin.

Définitivement refusé par ses commanditaires, le monument ne sera jamais érigé du vivant de Rodin. La statue que l’on voit aujourd’hui dans le jardin du musée Rodin et sur le Boulevard Raspail n’a été fondue en bronze pour la première fois qu’en 1935, dix-huit ans après la mort de Rodin.

Au-delà de Balzac et de la grossophobie des gens de Lettres, l’exposition Corps in-visibles nous interroge sur les corps acceptés et acceptables dans l’espace public. Nous y sommes sensibles, en notre siècle de tags et de déboulonnages, et ceci me renvoie à un billet écrit par ma patte en novembre 2022, à propos de certaines réalisations  “statuoclastes” du plasticien colombien Iván Argote :

https://patte-de-mouette.fr/2022/11/22/statuoclastie/

Le billet est suivi d’un échange de commentaires avec Jacques Robinet.

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3 réponses à Robes de chambre

  1. marie paule farina dit :

    j’écris en ce moment un texte un peu bizarre ( l’héroïne est une lectrice) auquel je pense en te lisant:
    “« Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir, ensuite vous écherra de lui-même le royaume de Dieu. » Hegel, 1807, cité par Walter Benjamin, EssaisII, ed Denoël, p 196.

    Pour prier comme pour lire il faut être seule, au chaud, en tenue de nuit plus que de jour et avoir à sa portée une tisane ou un bol de chocolat, c’est selon, car « frère corps » ne doit jamais être négligé.

    • Tisane ou bol de chocolat pour lire. Petit verre et légère ébriété pour écrire, recommandait Lichtenberg.
      Ton “texte un peu bizarre” m’intrigue ! (J’aime bien aussi “écherra” qui me rappelle La bobinette du Petit Chaperon rouge :))

  2. “Es la vida no más, de bata y yugo.”, dit Vallejo…

    Dos niños anhelantes (César Vallejo)

    No. No tienen tamaño sus tobillos; no es su espuela
    suavísima, que da en las dos mejillas.
    Es la vida no más, de bata y yugo.

    No. No tiene plural su carcajada,
    ni por haber salido de un molusco perpetuo, aglutinante,
    ni por haber entrado al mar descalza,
    es la que piensa y marcha, es la finita.
    Es la vida no más; sólo la vida.

    Lo sé, lo intuyo cartesiano, autómata,
    moribundo, cordial, en fin, espléndido.
    Nada hay
    sobre la ceja cruel del esqueleto;
    nada, entre lo que dio y tomó con guante
    la paloma, y con guante,
    la eminente lombriz aristotélica;
    nada delante ni detrás del yugo;
    nada de mar en el océano
    y nada
    en el orgullo grave de la célula.
    Sólo la vida; así: cosa bravísima.

    Plenitud inextensa,
    alcance abstracto, venturoso, de hecho,
    glacial y arrebatado, de la llama;
    freno del fondo, rabo de la forma.
    Pero aquello
    para lo cual nací ventilándome
    y crecí con afecto y drama propios,
    mi trabajo rehúsalo,
    mi sensación y mi arma lo involucran.
    Es la vida y no más, fundada, escénica.

    Y por este rumbo,
    su serie de órganos extingue mi alma
    y por este indecible, endemoniado cielo,
    mi maquinaria da silbidos técnicos,
    paso la tarde en la mañana triste
    y me esfuerzo, palpito, tengo frío.

    Poemas humanos, 1939.

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