Statuoclastie

Pour la Yoyo

Statuoclastie est le nom que donne l’historien Bertrand Tillier à l’actuelle vague mondiale d’atteintes à des statues jugées emblématiques du colonialisme et des inégalités raciales. Il comprend plus généralement – car le phénomène est loin d’être nouveau – les déboulonnages des statues de rois ou de dictateurs à travers l’histoire (voir Le Monde des Livres du 18 novembre dernier).

Je voudrais parler d’une œuvre qui m’a personnellement frappée, actuellement présentée au centre Georges Pompidou (prix Marcel Duchamp 2022) : la performance vidéo de l’artiste colombien Iván Argote, mimant le retrait de trois monuments à Paris, Rome et Madrid.

(…) A Paris, mon équipe et moi, grimés en agents municipaux avec une grue, avons fait semblant de déboulonner la figure de Joseph Gallieni, ce militaire chargé de la stratégie coloniale française à la fin du 19e siècle. (…) On passe devant et on ne regarde pas. Pourtant celui-ci a un piédestal sacrément misogyne ! Gallieni est ainsi soutenu par quatre femmes de races différentes.

Cette “statuoclastie” d’Argote me semble originale : parce qu’elle est fictive, et parce que Gallieni, comme il le suggère, n’évoque pour la plupart des Parisiens qu’un bout de ligne de métro. Renseignements pris, ce général a en effet mené des opérations brutales en Afrique, en Indochine, et surtout à Madagascar où il a fait massacrer une tribu.

Ceci résonne en moi, car certains de mes ancêtres étaient des officiers coloniaux, des mini-Gallieni représentés en uniforme sur les murs de l’escalier de la maison paternelle, non loin de l’arbre généalogique (où les femmes ne figuraient que par une initiale, comme je l’ai dit ailleurs). Ce basculement magique de mes vieilles statues du Commandeur, cette matérialisation spectaculaire de mes déboulonnages intimes ne pouvait que frapper mon imagination.

Mais ce qui m’a d’une autre manière émue, c’est l’élévation dans les airs, très bien filmée, de la statue de Christophe Colomb qui se tient à Madrid en face de l’appartement où j’ai vécu enfant pendant treize ans. Il est toujours étrange de voir s’envoler un monument familier que l’on croit inamovible.  En Espagne, la date du 12 octobre – débarquement de Colomb en Amérique – est celle de la Fête Nationale appelée  à l’époque Día de la Raza (et aujourd’hui plus sobrement Fiesta Nacional de España). Dans le film, Colomb est amarré,  couché dans un camion et transporté par les rues de la ville, ce qui m’a fait mieux saisir à quel point le surplomb symbolique de cette statue est considérable.

Les spectateurs regardent au Centre Georges Pompidou cette performance filmée assis ou allongés sur des coussins de velours gris qui ressemblent volontairement à des ruines de stèles, de monuments (et involontairement à la moquette du salon de mes parents à Madrid).

« Est-ce qu’on pourrait imaginer un espace public plus horizontal ? » demande Iván Argote.

Volontiers. Mais on a aussi besoin de lever les yeux, dans une ville. Vers quoi ?

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Statuoclastie

  1. robinet dit :

    Pobre Cristobal Colon ! Que de souvenirs pour moi aussi qui ,pendant des années, parcourant quatre fois par jour la distance qui séparait la calle Hermosilla du Lycée Français, suis passé devant cette statue érigée au cœur de Madrid, et en face de tes fenêtres. Ces témoins de l’Histoire avec toutes ces avanies, sont aussi des témoins de notre petite vie. On ne peut les déboulonner sans nous égratigner. Je regrette de ne pouvoir me rendre à Orsay. Certes, je ne regretterai pas que Franco soit jeté à la décharge, mais pour d’autres… Pobre Colon ! Un abrazo

    • Merci pour ton commentaire immédiat et sensible. Ce qui me rassure un peu dans mon inquiétude, c’est que ce déboulonnage est factice ! Colon est toujours sur son socle et Ivan Argote dans un musée et non en prison. Et je confesse que j’ai, moi aussi, sur mes écrans internes, déboulonné mes pères en pensée, en parole (mais pas en action).
      Pour ma dernière question : toi qui as écrit de si belles choses sur tes rêveries dans Paris, vers quoi aimes-tu lever le nez quand tu y circules ? (Je me souviens d’un magnifique texte sur des cordistes…) Un abrazo.

      • robinet dit :

        A Paris, j’aime lever le nez vers la cime des arbres du Luxembourg, ce jardin est mien depuis toujours. Et puis, bien sûr, adossé à la passerelle des Arts, demeurer longtemps, les yeux perdus dans le ciel de Paris, dont les couleurs le soir sont d”une exquise douceur, avant de contempler ses reflets sur la Seine. Rien de très original comme tu peux le constater ! C’est mon Paris rêvé et vécu.
        Je suis très soulagé que Colon soit resté à sa place. Lecture trop rapide… ¡ Menos mal !
        Otro abrazo.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *