… j’ai acheté un bracelet de montre en simili crocodile marron dur comme du gros carton. Je mets un temps fou à enfoncer l’ardillon dans le trou le moins mal ouvert, et à plier le cuir pour le faire entrer au moins dans une des deux languettes. Je n’ai pas été très attentive en l’achetant car mon intérêt se portait sur les pékinois qui occupaient les trois quarts du comptoir, et – déformation professionnelle – sur le français parfait du vendeur asiatique qui m’assurait : « ça va s’assouplir. »
Je lui ai dit qu’une femme m’avait vendu ici il y a quelques années mon précédent bracelet de cuir rouge, et qu’elle m’avait dit : « Je n’aime pas le rouge à cause des khmers rouges. » (Je n’ai pas ajouté qu’elle m’avait raconté aussi des bribes de son enfance : «… Ils voulaient nous tuer. On s’est cachés dans la forêt. ») Il a ri d’un rire large et jeune et a dit : « Beaucoup de Cambodgiens n’aiment pas non plus le noir car les khmers rouges étaient habillés en noir ». Puis, en me regardant : « Ce qui s’est passé au Cambodge ne s’est passé nulle part ailleurs… Ni en Chine, ni en Russie, nulle part… Une civilisation entière détruite. »
Il y avait dans son visage rond enfantin, dans sa voix, dans ses manières, la gravité douce d’un homme de culture pris dans le fracas de l’histoire. Les horloges, les colliers et les figurines de plâtre peint de cette bijouterie-bibeloterie ont pendant cet instant acquis la densité des statuettes du cinéaste Rithy Panh. Au moment où je demandais si je pouvais photographier les pékinois, la femme est entrée en coup de vent et a lancé, rieuse : « C’est 5 euros par chien ! »
Il m’a laissé faire ma photo et je me sens maintenant largement remboursée de mon bracelet de montre en simili croco marron.