J’ai parlé récemment de pudeur, de timidité. Et la retenue ? Ce mot ̶ dont les deux premières syllabes semblent vouloir retenir l’impudeur de la troisième ̶ m’embarrasse aujourd’hui beaucoup plus que les autres.
Voici ce que j’en écrivais il y a quelques semaines :
Ȇtre retenu c’est empêcher ̶ souvent pour des motifs de bienséance et de maintien de l’ordre ̶ une éruption d’avoir lieu, ou du moins des paroles intempestives de jaillir. J’étais souvent punie à l’école parce que je disais au milieu du cours les choses les plus saugrenues qui me passaient par la tête. Plus tard je me suis tellement bridée qu’un de mes professeurs m’a reproché sur mon bulletin ma « retenue distinguée. »
C’est peut-être ce qui m’a portée à aimer dans les récits le moment où le héros n’arrive plus à se retenir et cède à une tentation : la femme de Barbe bleue, « si pressée de sa curiosité » qu’elle ouvre la porte du petit cabinet où gisent les femmes égorgées ; le Tannhaüser de Wagner qui pousse son cri d’amour sensuel au milieu du concours de chant d’amour platonique ; ou le Prince Mychkine de L’Idiot qui s’exalte dans le salon des Epantchine, brise un vase de Chine et s’écroule d’épilepsie.
Et Nathalie Sarraute ? “Une fois de plus, je n’ai pas pu me retenir, ç’a été plus fort que moi… » sont les premiers mots de son premier roman, Portrait d’un inconnu. Tout de suite, elle dégage la force éruptive à l’état pur en s’embarrassant le moins possible de personnages et de supports narratifs. Provoquer sans retenue des ruptures et saisir le flot de matière qui se dégage des barrages rompus, c’est une grande partie du travail de Nathalie Sarraute.
Voilà donc ce que j’écrivais il y a quelques semaines, contente d’avoir rencontré au cours de ma promenade Perrault, Wagner, Dostoïevski et Sarraute. Il est vrai que je détournais ma vue de certains mots comme : lâcher, se lâcher, lâche-toi – en vogue dans les années 90 – et qui, pas moins que les mots exploser ou libérer – plus prisés dans les décennies précédentes – sont d’authentiques antonymes de retenir, se retenir. Mais hélas, ces mots débraillés sont venus récemment rabattre sur mon front la mèche roussâtre d’un Président américain : “Lâche-toi, lâche tes pets et tes rots et fais-en un mur. » Et voilà que les images se retournent, que se lâcher c’est se raidir, et que la retenue, que je percevais comme barrage à un flot vital bienfaisant, me semble à présent ̶ devenue synonyme de tenue ̶ effort pour porter mes pas le plus loin possible des murs de boue durcie.
C’est drôle comme les mots changent quand les temps changent.
Oui c’est vrai, on aimerait bien qu’ils se retiennent un peu, tous ces gens qui lâchent leurs flatulences avec violence et jubilation…
Oui. Voici finalement ma devise : “Avec tenue sans retenue”.