L’absence de bords entraîne l’effroi. Baudelaire, notamment, aime pour ses “tableaux parisiens” les bords et les cadres car sans eux les fantômes ne sont plus contenus. Un poème des Fleurs du Mal auquel je pense quelquefois est “Les Sept vieillards” : dans une rue parisienne enveloppée d’un brouillard jaunâtre et sale où rien ne se distingue de rien, apparaît un vieillard « dont les guenilles jaunes/ Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux ». Il n’avance pas seul : « Son pareil le suivait ». Puis :
A quel complot infâme étais-je donc en butte,
Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ?
Car je comptai sept fois, de minute en minute,
Ce sinistre vieillard qui se multipliait !
Le poète atterré finit par « tourner le dos au cortège infernal » de ces figures du mauvais infini spleenétique. Il s’enferme chez lui et dit dans la dernière strophe :
Vainement ma raison voulait prendre la barre ;
La tempête en jouant déroutait mes efforts,
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !
J’aime particulièrement « sans mâts » (dont se souviendra Mallarmé dans “Brise marine”), avec le rejet qui mime – sans dégât pour l’équilibre des vers – cette perte des bords et des repères. Dans mon exemplaire des Oeuvres complètes de Baudelaire aux pages jaunies (qui date de 1961), le point sur le i et le t du deuxième « dansait » sont un peu effacés ainsi que la virgule qui suit, comme si le bord des mots lui-même se fondait dans le paysage effrayant évoqué par le poème.
En lisant “Les sept vieillards”, j’ai en tête la teinte jaune-marron des peintures dites “noires” de Goya que j’ai choisies pour encadrer les vers de Baudelaire.
“Goya, cauchemar plein de choses inconnues” (“Les Phares”)
Sur Baudelaire, les cadres et les bords, un excellent article de Martin Rueff : “Le cadre infini – sur la poétique baudelairienne” https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-1-page-21.htm
Le Prado a rouvert samedi, mais il ne montre en ce moment que 250 oeuvres. Je ne crois pas que l’on puisse voir en ce moment les extraordinaires peintures noires qui viennent de La Quinta del Sordo où Goya a vécu de 1819 à 1823.
La maison qui se trouvait sur la rive du Manzanares, juste en face de l’ermitage et de la prairie de San Isidro, fut démolie en 1909.
J’ ai vécu longtemps près du Puente de Segovia au bord du Manzanares.